Une mort assistée

Il a commencé sa vie dans un rayon au Dollarama. Séparé de ses frères et sœurs à la naissance, à la sortie du paquet, il a connu un départ brusque. L’acheteur avait besoin d’un stylo immédiatement après être entré dans son auto. Ses premiers mots furent : «Sortie Cavendish.» C’est pas fabuleux, mais y’a pire. Y’a des stylos qui, avant d’écrire leur premier mot, passent des semaines à faire des ronds autour de lettres dans des grilles de mots mystères. Ce ne fut pas sa dernière indication routière. Les jours suivants, il prit connaissance de tout l’Ouest-de-l’Île. Un towing, ça se promène.

Après quelques semaines, il changea de main. Une cliente le garda sans faire exprès après avoir signé sa facture. Ce fut le début d’une période triste de sa vie. L’époque où il fut prisonnier d’un comptoir de banque. Trois mois. Trois mois vulgairement attaché, à signer des noms, des chèques, des livrets de banque. Vers la fin, il avait de l’expérience. Il savait que les débuts de mois, il fallait qu’il se couche tôt parce que les journées étaient chargées. Il savait aussi que, souvent, les vieux gardaient fidèlement à jour le livret d’un compte qui ne se vidait pratiquement jamais, et que les plus dépensiers étaient les moins à leurs affaires. Ils avaient souvent l’air ébahis. «Comment ça se fait que ma carte n’est pas passée?»

C’est d’ailleurs dans un coup de rage qu’un client arracha le stylo de sa petite corde avant de partir avec en criant : «Ma gang de voleurs! J’garde le crayon!» C’était juste pour se défouler, parce qu’une fois dehors, il le lança sur le trottoir. Chanceux, mon stylo ne resta pas là longtemps. Une jeune fille, au début de la vingtaine, le ramassa. Heureux hasard, elle en avait justement besoin. Elle était du genre distraite et devait souvent écrire des notes sur sa main. «Appeler médecin.» Ça ne devait pas être trop grave parce que le soir même, elle faisait le party. Ce soir-là, il eut le privilège de faire partie d’une possible grande histoire d’amour… ou d’une histoire d’un soir. Un nom. Mathieu Dumas. Puis noir.

Tombé dans la craque du divan après avoir écrit le nom, il passa plusieurs semaines avec deux sous noirs, un briquet, puis une barrette. Le temps passa quand même vite. Ils se racontèrent leur vie, des histoires. Un des sous noirs datait de 1972. Y’en avait du stock à raconter. L’inflation, les Jeux olympiques, les vœux des gens. Puis un jour, le coussin se leva, la balayeuse passa, emmenant avec elle la barrette et les deux sous noirs. Le briquet et mon stylo eurent plus de chance, une deuxième chance.

Puis, il a fini chez nous. Je ne sais pas trop comment. Il n’a pas voulu me le dire. Il m’a servi le temps d’une page et demie et d’une liste d’épicerie. Il m’a demandé de le jeter pendant qu’il avait encore un peu d’encre. Ça peut être dur une fin de vie de stylo : se faire constamment brasser, lécher. C’était un stylo fier, qui avait mené une vie honorable. J’ai respecté son souhait ses vœux. Tantôt, j’ai jeté mon stylo.

Les opinions exprimées dans cette tribune ne sont pas nécessairement celles de Métro.

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