Qu’est ce qui se cache derrière l’engouement des artistes québécois pour le mélange des langues: s’agit-il d’un choix de nature artistique? Du reflet d’un phénomène d’acculturation? Ou du résultat d’une stratégie commerciale? Voici une analyse de Sylvie Genest, professeure à la Faculté des arts à l’Université du Québec à Montréal (UQAM)
ANALYSE – Le 29 juin 2022, un article publié dans Le Devoir annonçait le «triomphe du franglais» à la radio musicale québécoise. Doit-on s’en étonner? Sûrement pas, car ce n’est que l’aboutissement prévisible d’une tendance qui se manifeste depuis une bonne dizaine d’années déjà. Le fait lui-même vient toutefois de gagner en actualité dans la foulée de l’adoption récente de la Loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec (24 mai 2022) et de l’annonce de l’ouverture prochaine, à Montréal, d’une Maison de la chanson et de la musique (23 juin 2022) dont l’objectif est de faire «découvrir la musique d’ici aux Québécois, jeunes et moins jeunes, aux nouveaux arrivants et aux touristes».
Dans ce contexte de modernisation du cadre politique, juridique et social de la culture au Québec, l’enjeu linguistique dans la musique populaire semble devoir être clarifié. À cette fin, il serait bon de comprendre ce que cache cet engouement des artistes pour le mélange des langues. Est-ce un choix de nature artistique? Le reflet d’un phénomène d’acculturation? Ou alors le résultat d’une stratégie commerciale?
De mon point de vue d’anthropologue et de musicienne, la création musicale considérée dans sa pleine participation à une industrie culturelle internationale, lucrative et performante offre un cadre d’analyse particulièrement utile à cet égard. Dans cette perspective, on peut se demander si et à quelles conditions l’alternance du français et de l’anglais dans une même chanson peut contribuer à en accroître la qualité interne de sorte à en augmenter le pouvoir d’attraction sur les auditeurs, à en déclencher le succès commercial ou à en assurer la pérennité dans le répertoire culturel local, national ou mondial.
L’alternance codique et sa fonction dans la communication
Le mot «franglais» est un terme utile, mais non académique pour cerner et localiser les enjeux d’un phénomène que, plus globalement, les linguistes étudient sous le nom d’alternance codique. Pour le spécialiste Charles Brasart, l’alternance codique est «l’usage fluide de deux langues ou plus au cours de la même conversation par un ou plusieurs locuteurs bilingues».
Cette pratique est observable dans toutes les sociétés multilingues où elle peut assumer plusieurs fonctions telles que mettre en valeur une identité culturelle, une idée, un ton ou un niveau de langage; exprimer les nuances d’une émotion ou d’une signification; déployer une stratégie relationnelle; ou, même, pallier un défaut de mémoire ou un problème de fluidité verbale.
L’alternance codique et sa fonction dans la chanson
Lorsqu’elle est pratiquée en art, l’alternance codique peut remplir les mêmes fonctions, à la différence que, dans une chanson, le résultat n’est ni improvisé ni spontané, mais plutôt planifié, voire étudié. Par conséquent, il n’y a aucune raison valable pour laquelle un auteur de talent en ferait usage pour s’acquitter d’une obligation réglementaire comme celle du quota de contenu francophone au Québec, laquelle est imposée par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Autrement, il risquerait d’être perçu comme sacrifiant son art au profit d’une pure stratégie d’affaires.
En revanche, lorsque ce procédé est pleinement justifié sur le plan artistique, il peut vraiment contribuer à augmenter la valeur et le rayonnement d’une chanson.
Des exemples historiques convaincants
L’histoire de la chanson populaire a retenu plusieurs bons exemples de chansons usant des procédés de l’alternance codique. En voici trois.
En 1935, la vedette américaine de la radio, Hildegarde, chantait Darling, je vous aime beaucoup, une chanson dans laquelle l’autrice Anna Sosenko mélangeait les codes pour illustrer la détermination d’un homme à faire sa déclaration d’amour malgré la barrière linguistique.
En 1963, Charles Aznavour écrivait une chanson qui juxtapose des mots anglais et français de même sonorité, mais pas de même sens. Et le résultat est vraiment For me… formidable !
En 1976, Gilles Vigneault et Gaston Rochon composaient la chanson I went to the Market, laquelle use de l’alternance codique pour commenter la réalité politique canadienne dans la perspective de la lutte identitaire québécoise.
Les conditions de la réussite
Justement parce qu’elles sont destinées à être chantées plutôt que déclamées ou lues, les paroles d’une chanson doivent posséder, en plus de leurs qualités sémantiques, des qualités sonores et rythmiques essentielles en conséquence de leur interaction constante avec la musique. C’est ce qu’on appelle les lois de la prosodie. Il importe, par exemple, que les mots «cognent» sur l’accent tonique par leur coïncidence avec l’accent poétique et la pulsation musicale, comme le parolier québécois Luc Plamondon l’a fait dire à Céline Dion dans une chanson de 1991 où tous les mots «sonnent right on»!
Un défi important
Le respect des règles de la prosodie est en fait le principal défi de l’écriture d’une chanson. À plus forte raison quand plusieurs langues y contribuent, puisque chacune a ses propres caractéristiques dont il faut tenir compte dans ce travail de joaillerie sonore qu’est le métier d’auteur compositeur. L’omission de se conformer à ces règles donne souvent des résultats médiocres. Car, à moins d’en contrôler volontairement les gaucheries dans une perspective humoristique, ce genre de négligence donne une apparence d’amateurisme qui peut nuire sérieusement et de façon durable à la réputation de ceux qui s’y adonnent.
Le chanteur français Renaud s’est prêté à l’exercice avec It is not because you are (1980). L’effet cocasse du mauvais accent décuple ici les propriétés de l’identité nationale de l’artiste.
La chanson Loved By, de la chanteuse Nova Rose, en fournit un autre exemple avec, cette fois, des effets indésirables, notamment en raison d’une accentuation trop appuyée de la première syllabe des mots images, visages et mirages, ce qui va à l’encontre de la prononciation naturelle de la langue française. Et c’est très regrettable ! Car la version anglophone originale est non seulement réussie, mais fait également preuve d’un talent qui promet pour l’avenir de cette jeune Montréalaise. Il aurait peut-être fallu qu’elle travaille davantage ou même renonce à cette version à moitié francisée de sa composition.
Un atout dans sa manche
Pourtant, lorsqu’un artiste y met tout le soin, le budget et le talent nécessaires, l’alternance codique est un moyen astucieux et sophistiqué de représenter sa culture locale sur la scène internationale. Le rayonnement exceptionnel de quelques artistes asiatiques dans le monde occidental en donne l’exemple.
Chanter en anglais fut d’abord, pour les membres du groupe sud-coréen BTS, «un moyen crucial de maintenir le buzz pendant la pandémie» même si, de leur propre aveu, cette pratique paraissait contre nature. Toutefois, en conséquence du succès éloquent de Dynamite en 2020, le groupe a persévéré en présentant des chansons où se côtoient désormais l’anglais et le coréen. Le succès du titre (방탄소년단) ’Yet To Come (The Most Beautiful Moment) consacre actuellement «l’écrasante popularité mondiale de BTS».
Le groupe japonais One OK Rock a réussi un exploit similaire en 2021 avec Renegades. Ce qui est très instructif, dans cet exemple, c’est que le propos animé d’un patriotisme fervent se tient paradoxalement dans la langue de «l’Autre».
Un constat à la lumière de ce qui précède
En création musicale, l’alternance codique est un procédé tout à fait admissible et même ingénieux lorsqu’il remplit ses fonctions artistiques d’ordre sémantique, prosodique, théâtral, culturel, social ou même politique. C’est en revanche un procédé totalement disgracieux quand son utilisation n’apporte rien à l’histoire racontée par une chanson. Dans ce cas, il n’est qu’un moyen de contourner un obstacle administratif posé devant un objectif qui n’a rien à voir avec l’art ou la culture.
Pour nos artistes locaux, l’utilisation des deux langues pourrait n’être, en ce sens, qu’une façon de jouer leur carrière sur plusieurs tableaux : composer des œuvres destinées au marché anglophone tout en raflant une part du temps d’antenne réservé au contenu francophone, et ce, avec l’approbation du CRTC qui tolère que 49 % du temps chanté d’une composition en français soit en anglais. Pour pratiquer cette stratégie, il suffirait alors pour de tels artistes de traduire en français quelques passages de leurs original song tracks et de les épingler de la mention «v.f.».
Actuellement, c’est un peu plus de 30% des chansons comptabilisées dans le quota francophone qui intègrent des passages en anglais. Si certaines sont de «bonnes chansons», bien peu m’apparaissent avoir les qualités nécessaires pour percer le marché international. Quelques auteurs peuvent sans doute évoquer un argument artistique pour justifier l’usage des deux langues alors que d’autres y voient plus prosaïquement un moyen de refléter leur réalité culturelle. Mais hélas, à en juger par ce que j’entends, je crois pouvoir dire sans complaisance qu’il s’agit le plus souvent d’un pis-aller permettant aux moins scrupuleux d’augmenter, à peu de frais, leur présence en onde.
Une fois ce constat établi, chacun reste libre d’écouter ce qui lui plaît.
Sylvie Genest, Professeure à la Faculté des arts, Université du Québec à Montréal (UQAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.