À la défense de la magistrature (n’en déplaise à MBC)
CHRONIQUE – Rendant hommage au chroniqueur du Journal de Montréal et historien Frédéric Bastien, Mathieu Bock-Côté traitait récemment de «cerveaux légers et sans envergure» les chroniqueurs qui, contrairement au défunt, «défendent l’État de droit en croyant les juges incarnés d’une mission divine».
Entremêlant ensuite ses propres pinceaux, le militant le plus influent de la nation admettait que tous conviennent, néanmoins et évidemment, de l’importance de l’État de droit.
Venant de celui qui, récemment, clamait que les déboires judiciaires de Donald Trump résultaient d’une «persécution politique», disons que la crédibilité du bougre, côté compréhension dudit concept, arrache un (involontaire) sourire (de dépit).
Ce dernier, pourtant, ne relève pas du génie nucléaire, et peut aisément être résumé ainsi : 1) une seule loi pour tous; 2) la puissance publique tient sa source de la loi et s’exerce conformément à celle-ci; 3) le pouvoir judiciaire assure le rôle de chien de garde d’excès potentiels de l’exécutif ou du législatif.
L’importance du troisième volet, imaginé initialement par Locke et ensuite quasi achevé par Montesquieu, reprend essentiellement l’aphorisme de Lord Acton: le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument.
Convenons d’abord, puisque le besoin semble l’exiger, de l’évidence: les tribunaux et leurs dimensions humaines, nommément les juges, sont imparfaits. Leurs valeurs, préférences et appréciation d’un contexte politico-sociétal donné peuvent, par définition, influer sur le cours d’une décision rendue. Inexorable, à moins de souhaiter robotiser la fonction à coups de ChatGPT.
Cette dimension axiologique, soit celle des valeurs du juge, n’est toutefois pas systématiquement délétère, au contraire. Pensons aux nombreuses occasions où, lasse de l’immobilisme du politique, la Cour donnera suite à une volonté populaire – d’ailleurs conforme à la sienne – en assurant la cristallisation pratique d’un droit fondamental. Tel fut le cas en matière d’avortement, de mariage entre conjoints de même sexe ou encore d’aide médicale à mourir. S’ajoute le dossier des centres d’injection supervisés, en Colombie-Britannique, dont le gouvernement Harper souhaitait la fermeture malgré de vifs succès en termes de santé publique. L’intervention sollicitée de la Cour suprême, ici encore, en vint à confirmer la constitutionnalité de l’exercice. Gouvernement des juges, donc? Peut-être, mais comme dirait Dworkin, manifestement pour le mieux. Dans certains cas, du moins.
Outre notre avis sur ce qui précède, se pose invariablement la question suivante, névralgique: quelle est l’alternative à un régime exempt d’un pouvoir judiciaire robuste? Réponse: le modèle de l’illibéralisme, promu par Orban et autres semi-fachos. Libérés du judiciaire, ces derniers agissent en parfaits potentats, référant à l’unique majorité afin de déterminer et circonscrire les droits fondamentaux. Résultat? Un désastre, sans surprise, pour les minorités et autres dissidents. Dans leur ouvrage Les pays des Européens (Odile Jacob, 2019), Jacques Lévy et Sylvain Kahn décrivent le concept ainsi: si les dirigeants d’une démocratie illibérale sont démocratiquement élus, ils privent néanmoins leurs citoyens de leurs droits fondamentaux, ils contestent l’indépendance de la justice, veulent se soustraire à la remise en cause de leur pouvoir – et affaiblissent d’ailleurs tous les contre-pouvoirs[1]. Pas chic. Pas chic du tout.
En bref, le pouvoir judiciaire, aussi désagréable puisse-t-il être aux yeux des ambassadeurs du pouvoir unique, joue un rôle vital à même nos démocraties. Parce que celles-ci, n’en déplaise toujours, reposent sur un concept beaucoup plus riche et fécond que le simple vote majoritaire, selon les humeurs du moment.
Pièce incontournable de la dialectique nécessaire au pluralisme et aux droits fondamentaux – eux même issus non pas de «droits divins», mais bien de valeurs universelles et humanistes -, la magistrature mérite ainsi égard, valorisation et respect.
Parce que pour reprendre les mots de Camus: la démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité.
Au centre de celle-ci, vivement un arbitre fort aux coudées franches. Et méfions-nous, sans ménagement, des ambassadeurs de la thèse inverse visant, par leurs écrits ou actions, à miner les socles et la crédibilité de l’indépendance judiciaire.
[1] Qu’est-ce que la démocratie illibérale, modèle dont Viktor Orban se veut le chantre?