2018, une année sombre pour l’ONU et les réfugiés
«Mettre les chiffres sur l’immigration de l’avant, expliquer les règles de droit international, ça ne fonctionne plus», se désole Jean-Nicolas Beuze, représentant au Canada du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (UNHCR). Pour lui et pour d’autres experts sondés par Métro, l’année 2018 est une année à oublier pour les migrants ainsi que pour la confiance envers les institutions qui tentent de les protéger.
L’affaire du Pacte sur les migrations
Ils citent notamment la crise qui touche l’ONU et qui se traduit depuis octobre par le retrait d’une quinzaine de pays du Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, un texte non contraignant sans valeur légale, mais que ces derniers voient néanmoins comme une violation de leur souveraineté.
«La crainte pour nous, explique Jean-Nicolas Beuze, c’est quand les discours populistes influencent les votes et que ça amène des politiciens à tenter de faire des gains électoraux à très court terme.»
Pour le représentant du UNHCR, cette crainte existe depuis plusieurs années. «Les politiques de la chancelière allemande Angela Merkel en 2015 [NDLR: accueil de près d’un million de réfugiés syriens] font peur aux autres leaders occidentaux parce qu’on a l’impression qu’il va y avoir un backlash électoral si on adopte une position promigrante, c’est l’effet domino» qui mène à la fermeture des frontières, s’inquiète-t-il.
Mme Merkel a d’ailleurs démissionné cette année face à une opposition qui n’a fait que grossir depuis 2015, à gauche mais surtout à l’extrême droite.
De fait, l’opposition flamande au Pacte pour les migrations sûres a forcé le premier ministre belge, Charles Michel, à la démission, la semaine dernière. Celui-ci s’était rendu à Marrakech pour signer le texte, le 10 décembre, malgré l’ultimatum posé par le parti d’extrême droite Alliance néo-flamande.
«Ça ne peut qu’être politique, s’opposer au Pacte sur les migrations, tranche le docteur en droit international et chargé de cours à l’Université de Montréal Alain Vallières. Ce texte est tout à fait dans la logique de coopération de l’ONU, qui est dans la nature même de l’existence des États: on n’a pas le choix de collaborer.»
«L’immigration demeure un sujet sensible pour tous les pays; ils veulent conserver le contrôle à 100%, peu importe le contexte», dit Me Vallières pour expliquer ce retrait soudain avant la signature du Pacte sur les migrations. «Cependant, si l’ONU ne fonctionne pas, c’est à cause des membres qui le forment, sans plus, avance-t-il. Si vous avez des États populistes qui sont repliés sur eux-mêmes, c’est sûr qu’ils vont essayer de bloquer l’organisation.»
Au-delà du pacte
Encore plus inquiétant pour M. Beuze est la remise en question de certains grands principes. «On a pensé pendant trop longtemps que les droits de l’Homme étaient acquis, évidents pour tout le monde», alors que ce n’est plus le cas, affirme-t-il.
«Est-ce que les discours populistes sont en train de détruire le cadre juridique et politique qui a été construit péniblement depuis la Seconde Guerre mondiale?» se demande-t-il.
Pour Élisabeth Vallet, directrice de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand à l’Université du Québec à Montréal, la véritable débâcle de l’ONU dépasse largement le retrait de textes comme celui du Pacte sur les migrations. «Je pense qu’il y a un échec du multilatéralisme», soutient-elle.
«Les États n’ont plus la conviction que les Nations unies peuvent être efficaces, car elles n’ont pas l’adhésion des plus grandes puissances», analyse-t-elle en faisant référence à la remise en question des institutions comme l’ONU par le président américain, Donald Trump.
«Je pense qu’on va avoir beaucoup de mal à renverser ce genre de discours populiste», avance Mme Vallet. Les leaders de droite comme Jair Bolsonaro au Brésil, Viktor Orban en Hongrie, Donald Trump aux États-Unis ou Matteo Salvini en Italie, profitent politiquement d’une crise de confiance envers les institutions internationales tout en alimentant cette crise, précise-t-elle.
Pour la chercheuse, le monde vit une «période de recomposition» des relations internationales. Les États-Unis, qui ont donné une impulsion vers le multilatéralisme dans les années 1990, seraient désormais en phase de repli. «Mais ce n’est pas un repli ordonné, basé sur des éléments tangibles, et là réside le danger», s’alarme-t-elle.
Aider le premier pays d’accueil
Il est important d’agir le plus tôt possible puisque, souligne Mme Vallet, les changements climatiques ne feront qu’accentuer le problème des migrations, poussant les populations touchées par les famines ou les désastres naturels à se déplacer pour survivre, ce qui mettra de la pression sur les pays limitrophes, souvent eux-mêmes dépassés par le nombre d’arrivées.
C’est d’ailleurs à l’aide aux pays qui bordent les États produisant le plus de réfugiés que l’UNHCR prévoit consacrer plus d’efforts en 2019, explique Jean-Nicolas Beuze. «Il faut stabiliser les populations le plus tôt possible, dès qu’elles fuient leur pays, pour qu’elles n’aient pas à prendre de risques supplémentaires, et on doit recevoir l’appui du Canada là-dessus», affirme-t-il.
M. Beuze cite en exemple le Mexique, qui a accueilli cette année des dizaines de milliers de demandeurs d’asile en provenance d’Amérique centrale, certains cheminant vers le nord au sein de «caravanes», des groupes de migrants très médiatisés.
«Le Mexique avait toujours été vu comme un pays de transit, estime le représentant du UNHCR. On croit que ce pays, qui manque de main-d’œuvre, peut offrir des occasions à ces gens, mais les Mexicains vont avoir besoin d’aide technique et financière du Canada.»
En date du 30 novembre, plus de 2119 personnes étaient mortes en tentant de traverser la Méditerranée dans l’espoir de déposer une demande d’asile en Europe, une proportion de décès record – les arrivées se chiffrent à 111 350 en 2018, alors qu’elles totalisaient 1 015 078 en 2015, année où 3771 personnes se sont noyées. «Les bateaux qui venaient secourir les gens étaient empêchés d’opérer ou ne pouvaient plus accoster, explique Jean-Nicolas Beuze. On est en train d’avoir un discours autoritaire à un moment où on voit moins de gens arriver, mais qu’il n’y a jamais eu autant de morts.»
Et maintenant?
Les trois intervenants s’entendent pour dire que la société civile devrait jouer un plus grand rôle dans la protection des droits des réfugiés. Élisabeth Vallet mise surtout sur l’éducation des jeunes du secondaire sur les règles entourant l’immigration. «Il faut qu’ils aient au moins une fois entendu dire que les migrations ne sont pas négatives», affirme-t-elle.
De son côté, Alain Vallières croit que la société civile pourrait s’impliquer dans l’aspect législatif. «Ça peut aller jusqu’à proposer des traités et forcer les États à agir d’une certaine façon», dit-il. Il croit que cela pourrait se faire parallèlement à une éducation sur les droits de l’Homme. «De toute façon, on ne peut pas rester les bras croisés, ça ne fonctionne pas», insiste-t-il.
Pour Jean-Nicolas Beuze, la confiance envers le système passe, entre autres, par la capacité des États à expulser les personnes dont la demande d’asile a été refusée.
Mais au-delà des lois sur l’immigration, c’est la manière dont l’ONU parle aux gens qu’il faut changer, estime-t-il. «Il faut faire valoir que c’est dans notre intérêt d’accueillir ces gens dans de bonnes conditions, tant du point de vue économique que social, mais aussi sécuritaire.»