Diversité: toujours les mêmes?
Avez-vous déjà remarqué que ce sont souvent les mêmes personnes dites de la diversité qui sont partout? C’est ce qu’on appelle le «tokénisme», un terme emprunté à l’anglais pour définir l’inclusion superficielle d’une minorité ou d’une personne sous-représentée pour se donner bonne figure.
«C’est quelque chose d’assez superficiel. Le tokénisme ne s’attaque pas aux vraies conditions d’oppressions structurelles qui vont encadrer le quotidien de différentes minorités», indique Tara Chanady, chercheuse postdoctorale à l’École de santé publique et chargée de cours au Département de communication de l’Université de Montréal.
La spécialiste, qui étudie notamment les questions d’égalité dans les médias, estime que le fait d’inviter une personne issue d’une minorité n’est pas vraiment de l’inclusion quand la personne est là pour créer un buzz médiatique ou qu’elle est ciblée seulement en fonction de sa différence et à des fins d’apparente inclusion. C’est comme si elle était instrumentalisée plutôt que réellement écoutée.
«Il y a une tendance à ne pas évaluer ces personnes comme des artistes, mais plutôt comme représentantes d’un groupe minoritaire», remarque aussi Bob W. White, professeur au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal et directeur d’un laboratoire de recherche en relations interculturelles.
Et si ces personnes sont généralement invitées et réinvitées à l’infini, c’est parce qu’elles produisent un discours «acceptable», normalisé, non confrontant, pense l’expert.
Les tokens le savent
Gabrielle Boulianne-Tremblay, comédienne et auteure trans, profite depuis quelques années d’une certaine visibilité dans les médias populaires.
Elle se remémore son entrée dans le milieu médiatique: «Au départ, quand on parlait de moi dans les médias, on parlait de LA personne trans. On mentionnait seulement mon nom plus loin. On parlait du fait que j’étais une personne trans plus que de mon travail d’artiste.»
L’humoriste québécois d’origine haïtienne Erich Preach a aussi constaté une montée en flèche de sa popularité dans les médias de la province depuis que la diversité s’est imposée dans la sphère publique comme une nécessité.
«Mon succès est dû au travail que j’ai accompli, certes, mais aussi à la vague actuelle de promotion de la diversité. Ce serait hypocrite de ma part de le cacher. J’ai parfois l’impression d’être le token, d’être LA personne noire, celle qui va dédouaner, la case à cocher, se désole-t-il. Je me sens comme un outil pour avoir des subventions.»
L’humoriste roule les yeux en expliquant que le mois de février, le Mois de l’histoire des Noirs, est pour lui «le festival des invitations».
«Je pourrais venir à d’autres moments. Pourquoi toujours celui-là? Je ne me gêne pas de leur dire maintenant qu’ils peuvent m’inviter pour autre chose aussi.»
Ignorer la multitude de points de vue
Selon la chercheuse Tara Chanady, le tokénisme est incontestablement problématique à certains égards. «Le tokénisme va cristalliser une voix d’un groupe minoritaire, alors qu’il existe une multitude de points de vue et de divergences au sein de ces groupes.»
La youtubeuse Naïla Rabel admet ne pas se reconnaître dans les personnes noires à la télévision, en raison notamment de sa double diversité, raciale et corporelle.
Même chose pour Gabrielle Boulianne-Tremblay, qui aimerait entendre les voix des personnes trans de tous les horizons dans les médias. «Ma réalité n’est pas celle de toutes les personnes trans, j’en suis consciente. Je suis une femme trans blanche, mince, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Je veux utiliser mon privilège pour que les gens s’intéressent à d’autres voix que la mienne. Il y a énormément de place à faire aux personnes trans racisées par exemple.»
Les personnes qui ne s’identifient pas auxdits «tokens» disent parfois subir une pression sociale pour leur ressembler à tout prix, comme si c’était eux qui incarnaient la normalité. Cela engendre, au bout du compte, davantage de marginalisation.
Erich Preach affirme avoir été victime de jalousie de la part de ses pairs, certains d’entre eux se demandant: «Pourquoi lui et pas un autre?»
Sauf que…
Bien qu’elle le dénonce, Tara Chanady estime que le tokénisme ne peut être conçu uniquement de façon négative, puisque certaines personnes peuvent aussi se sentir représentées par les visages populaires de la diversité.
Julie Munger, unique représentante de la diversité corporelle lors de sa participation à la téléréalité Occupation Double, abonde dans le même sens.
«Selon moi, c’est un pied dans la porte. J’ai reç u plein de messages de personnes qui m’ont dit s’être senties représentées par moi. Je suis convaincue que mon passage à l’émission a donné le courage à d’autres personnes de la diversité corporelle de s’inscrire elles aussi», témoigne-t-elle.
Là pour rester
Pour amoindrir les impacts négatifs du phénomène, Tara Chanady propose de diversifier les personnes qui occupent les hauts postes de direction dans les médias, et ce, pour prendre en compte le point de vue des minorités dans tous les processus décisionnels.
Malgré cela, Erich Preach ne croit pas qu’on puisse mettre fin au tokénisme. «Même si des personnes de couleur infiltrent les hautes sphères de la production, elles seront les tokens de la boîte, celles qui fittent dans le moule.»
Selon lui, les minorités devraient produire leur propre contenu sans attendre d’être invitées.
Aussi humoriste, Renzel Dashington a une vision similaire. «J’aimerais pouvoir vivre confortablement de mon travail dans le monde des médias, mais je n’ai aucune envie de faire partie de ce monde tel qu’il est en ce moment, clame-t-il. C’est un concept hermétique qui ne me représentera jamais. J’ai bâti un public autour de moi sur le Web et sur des scènes alternatives que je produis, qui sont pleines et me permettent de me définir réellement.»
À bas les rôles stéréotypés
Erich Preach et Gabrielle Boulianne-Tremblay espèrent que les rôles qu’on leur confie puissent évoluer et se rapprocher davantage de leur réalité.
«Les personnages trans dans les films ou séries mériteraient d’être plus approfondis, pas seulement définis par leur transidentité», revendique Gabrielle Boulianne-Tremblay.
Par principe, la comédienne a refusé quelques rôles, souvent de travailleuses du sexe, occupation tristement associée aux personnes trans. Elle a aussi dû en accepter, faute d’autres options, car elle a réalisé que ce n’était que cela qu’on lui offrait. Pour elle, ces rôles étaient trop semblables à ce qu’elle avait déjà fait ou n’étaient pas assez développés. La situation a changé depuis, mais le processus est lent, selon elle.
De son côté, Erich Preach refuse de plus en plus d’interpréter des dealers de drogue, des proxénètes, des chefs de gang ou des chauffeurs de taxi pour ne pas renforcer les stéréotypes associant systématiquement les Noirs à ces professions.