La metteuse en scène Alice Ronfard a créé une véritable odyssée du Québec au 20e siècle à partir de l’œuvre monumentale de Michel Tremblay avec la série balado La traversée du siècle, dont la première de six parties est maintenant offerte sur la plateforme OHdio de Radio-Canada.
L’auteur des Chroniques du Plateau-Mont-Royal et de La diaspora des Desrosiers est « un visionnaire, son écriture est d’une modernité », dit Mme Ronfard en entrevue avec Métro.
« Il est le précurseur de tout ce qu’on voit maintenant : la diversité, les genres, l’homosexualité, le travestissement… et il écrivait ça dans les années 1970. Il a amené dans son écriture tout ce qu’on est en train de vivre en ce moment », souligne-t-elle.
De Brassard à Ronfard
À l’origine, c’est André Brassard, grand ami de Mme Ronfard et metteur en scène de pratiquement toutes les pièces de Michel Tremblay, qui cultivait un projet d’écriture inspiré de l’œuvre de son collaborateur.
Alice Ronfard ne soupçonnait pas l’envergure que revêtirait l’aventure dans l’univers foisonnant de Tremblay au moment de s’allier à son complice, qui a succombé en octobre dernier à une longue maladie à l’âge de 76 ans.
Puisque c’est surtout le théâtre du prolifique auteur qui lui était familier, elle s’est mise à lire et à relire ses romans, élargissant ainsi son rapport à l’œuvre.
Les romans m’ont emmenée dans un gouffre dans lequel je ne pensais pas tomber.
Alice Ronfard, créatrice de La traversée du siècle
Lire la soixantaine de romans et de pièces, sélectionner les passages, rafistoler les histoires, écrire… « Durant les deux ans et demi de pandémie, je n’ai fait que ça, du matin au soir, pour tracer une odyssée québécoise », relate celle qui a pris le relais de son ami André Brassard, dont l’état dépérissait, à la barre du projet.
Elle se souvient avec émotion de la fois où il lui a dit : « Alice, je dépose ce projet à l’intérieur de toi. Vas-y, c’est le tien. »
Elle a voulu faire honneur à l’acte de transmission de son ami en transmettant à son tour sa création au public. « Ç’a été fait sans prétention. Il n’y a aucun autre désir que les gens embarquent dans l’histoire », confie-t-elle.
Mythologie
Alice Ronfard a construit un récit rien de moins que « mythologique », porté par 18 interprètes, où les bouleversements majeurs de la société québécoise rencontrent les thèmes de prédilection de l’auteur.
Au cœur de la saga familiale, trois femmes : Victoire, Albertine et Thérèse — des noms qui ont imprégné l’imaginaire culturel collectif. Trois générations de femmes « courageuses, résilientes », dit Mme Ronfard, qui ont contribué à façonner le Québec d’aujourd’hui. Autour d’elles gravitent une constellation de personnages marquants de l’œuvre de Tremblay, les Marcel, Édouard (dit la Duchesse), Pilou, Nana et autres Josaphat.
Comptant de six à sept épisodes chacune, les six parties traversent le siècle de façon chronologique, partant des forêts de Duhamel dans l’Outaouais à l’aube du 20e siècle pour aller à la ruelle des Fortifications, à Montréal, en 1916, puis au Plateau-Mont-Royal, rue Fabre, en 1930, jusqu’à l’effervescence de la Main, de 1970 à aujourd’hui.
En explorant ces personnages « plus grands que nature », c’est l’histoire du Québec au siècle dernier qu’Alice Ronfard a vu s’esquisser, dont l’exode rural vers la ville et la pauvreté crasse de la population canadienne-française de l’époque.
Et aux yeux de la créatrice, la plume de Tremblay fait toutefois bien plus que raconter l’indigence des Canadiennes françaises à Montréal; elle raconte aussi « la nature, la sexualité indicible, la féérie » avec une grande beauté.
Bénéficiant d’une liberté de création absolue, avalisée sans la moindre réticence par Tremblay, Mme Ronfard a privilégié l’écriture au « je », les personnages narrant leur propre histoire. Une approche qui permet de réellement s’immerger dans l’intimité des personnages.
Elle a d’ailleurs minutieusement travaillé le « rapport à leur voix intérieure, comment ils s’imaginent, parlent d’eux quand ils prennent du recul sur une situation », faisant observer que les personnages réfléchissent à leur condition dans les livres.
Des romans à la scène
Alice Ronfard souligne l’apport inestimable de ses « anges dramaturgiques », les comédiens Dany Boudreault, Emmanuel Schwartz et Alex Bergeron, tous trois de l’imposante distribution de La traversée du siècle.
« Ils m’ont été d’un grand secours quand je me suis retrouvée seule dans le raz-de-marée Michel Tremblay », après qu’André Brassard eut dû quitter le paquebot, trop affaibli.
Elle salue aussi chaleureusement le directeur artistique d’Espace libre, Geoffrey Gaquère, qui s’est rapidement pris d’enthousiasme pour son projet titanesque.
Avant de prendre la forme d’une série balado — également l’idée de M. Gaquère, souligne Mme Ronfard —, La traversée du siècle a fait l’objet d’une seule lecture-événement, à Espace libre, en août dernier, « qui a été dithyrambique », se souvient-elle.
Aujourd’hui, avec les budgets à leur disposition, M. Gaquère et elle souhaitent offrir de nouveau la lecture théâtrale à Espace libre ainsi qu’au Théâtre d’Aujourd’hui. La metteuse en scène aurait même aimé la présenter au moins une fois dans tous les théâtres montréalais.
Mais on verra bien ce qui adviendra, Alice Ronfard ne s’en tracasse pas. Elle se réjouirait même de voir son odyssée vivre entre les mains d’autres créateur.trice.s : « Moi, j’aurai réussi ma job : laisser un témoignage de cette histoire. Par la voix du balado, c’est une trace. C’est déjà énorme », conclut-elle.
La première partie de La traversée du siècle est offerte sur la plateforme OHdio de Radio-Canada.
La deuxième partie sera offerte le mardi 10 janvier, et la troisième, le mercredi 18 janvier.
Les quatrième, cinquième et sixième parties suivront au printemps.