Léane Labrèche-Dor n’échappe pas au cynisme
Léane Labrèche-Dor figure ces jours-ci dans deux projets d’où émane le cynisme d’une génération.
Au grand écran, on la retrouve dans le troublant Lignes de fuite, de Catherine Chabot et Miryam Bouchard, où elle personnifie Valérie, jeune chroniqueuse radio à la croisée des chemins dans sa carrière comme dans son intimité, qui anticipe la fin du monde avec une résignation assumée. Puis, en ce moment, elle s’échine avec bonheur lors de longues journées au tournage de Haute démolition, série jetant un regard caustique sur le milieu de l’humour québécois, dérivée du roman du même titre de Jean-Philippe Baril Guérard paru l’an dernier (aux Éditions de Ta Mère), que Séries Plus doit diffuser l’hiver prochain.
Archi-sollicitée entre deux prises, la généreuse artiste prend le temps de s’entretenir au téléphone avec Métro pendant son heure de repas, en fin d’après-midi. Et, rapidement, la conversation dévie sur cette ironie ambiante qu’on décèle désormais à la ville comme à la scène.
On ne déposera pas sur les épaules de la talentueuse actrice et jeune maman d’un bambin de 15 mois le poids des névroses des milléniaux, mais Léane le reconnaît d’emblée: sa génération en a vu d’autres, est consciente que l’avenir ne sera pas nécessairement rose et vit avec, sans trop se laisser aller à la candeur. Elle-même n’échappe pas à la mouvance.
«On est de même, laisse tomber Léane, un sourire dans la voix. On a ce cynisme. Et, ce qui est encore plus vrai, c’est qu’on a l’humour derrière ce cynisme. J’ai l’impression qu’on a récupéré le cynisme d’une tranche cinq ou dix ans plus âgée que nous, et qu’on a commencé à sublimer l’humour et la réflexion qu’on porte sur ce cynisme-là. C’est ce que j’observe de jeunes créateurs autour de moi, et de ce qui m’interpelle, moi, de ce que je consomme, lis, écoute.»
On est en train de se dire qu’on n’a pas envie d’être aussi cyniques. Mais on va se le dire avec un petit clin d’œil de rire jaune!
Une fille de 2022
Léane Labrèche-Dor, 34 ans, n’hésite pas à affirmer que tant Lignes de fuite que Haute démolition sont, à ce jour, les engagements de sa carrière qui résonnent le plus en synchronicité avec ses valeurs.
«Avec ce que je pense, ce que je suis, comment je parle et comment j’écris, résume-t-elle. Ça ne s’adresse pas seulement aux gens de ma génération, au contraire; ça peut vraiment être plus large que ça. Mais je pense qu’il y a vraiment une concordance dans ce genre d’œuvres là, de par l’âge de leurs créateurs et leur style, at large.»
Dans Lignes de fuite, elle dit avoir pris «un malin plaisir» à élaguer les multiples facettes de la personnalité complexe de sa Valérie en couple ouvert, méprisée à son travail, inquiète de la situation environnementale, qui avance dans un désenchantement de plus en plus cruel à mesure que l’histoire progresse. Dans une scène particulièrement évocatrice du long métrage, Et Cetera, de Gabrielle Destroismaisons, massacrée au karaoké, n’aura jamais tinté aussi tristement à nos oreilles…
«Je me suis rendu compte que ce n’est pas si loin de moi, de nous autres, révèle Léane en riant. Il y a une amertume, là, que je n’ai pas nécessairement au quotidien… mais je la connais, cette fille-là. Ce que je voulais faire, avec ce personnage, c’est montrer à quel point elle est triste et souffre. Et montrer comment on utilise le cynisme comme grosse couche de protection pour ne pas entrer dans la vraie patente. Je trouve que ce personnage est super emblématique de ça, et vraiment ancré dans le présent. C’est vraiment une fille de 2022!»
Voyez? Le cynisme, encore.
Le spectre du Déclin
Non, ça n’a pas effrayé Léane que des cinéphiles aguerri.e.s comparent Lignes de fuite et son deuil d’une amitié chancelante entre trois jeunes trentenaires (interprétées par Léane, Catherine Chabot et Mariana Mazza) au Déclin de l’empire américain, avec toute la pression de performance que peut engendrer pareil rapprochement.
Déjà, lorsqu’elle jouait (le même personnage) dans la pièce de Catherine Chabot dont découle le film, présentée au Théâtre d’Aujourd’hui en 2019, un parallèle avait été tracé entre l’œuvre fraîchement née et celle, inoubliable, de Denys Arcand. Et elle n’avait pas bronché. D’un, parce que les similitudes remarquées touchaient davantage le texte de Catherine Chabot, et qu’elle était tellement contente que l’acuité du propos de son amie trouve écho à l’extérieur de la salle. «Cette fille-là, je la vois dans ma soupe!»
Et de deux, parce que le lâcher prise, Léane Labrèche-Dor connaît.
«Les réactions par rapport au film, je t’avouerais que je ne me tiens pas tant au courant de ces affaires-là. Je reste en retrait et j’essaie de ne pas trop lire et regarder. Je fais partie de ces gens sensibles qui ne veulent pas se faire mal! [rires]»
«En fait, si mon métier ne pouvait être que des répétitions, ou un tournage qui ne verrait jamais le jour, j’en serais très heureuse. Moi, c’est quand j’ai les deux mains dedans que j’y prends mon plus grand plaisir. Dans la réflexion avec les gens avec qui je travaille, en me faisant surprendre par mes partenaires de jeu, et pas nécessairement seulement les acteurs; ça peut être autant celui qui tient la caméra que les costumiers et le réalisateur. À partir du moment où c’est fait, j’apprends à me détacher», ajoute la comédienne, découverte par plusieurs – au-delà de son célèbre nom de famille – grâce à SNL Québec.
Excès et hypocrisies du monde de l’humour
À temps perdu, depuis plus d’un an, Léane Labrèche-Dor se consacre à l’adaptation au cinéma, en fiction, du mégasuccès théâtral J’aime Hydro, de Christine Beaulieu, dont elle signe le scénario. Le texte de la pièce documentaire ayant constamment évolué depuis six ans, au gré des transformations chez Hydro-Québec, la transposition au septième art s’avère un travail minutieux.
Et d’ici la fin de l’été, elle bouclera les enregistrements de Haute démolition. Léane avait lu le livre avant d’être pressentie pour incarner Laurie, la muse de Raph (interprété par Étienne Galloy, révélation des Bracelets rouges, à l’écran), étoile montante de l’humour qui connaîtra le triomphe grâce à la plume de sa nouvelle blonde, mais qui touchera en revanche le fond du baril lorsque celle-ci le quittera.
Grinçante, la fiction (réellement fictive, a réitéré à plusieurs reprises son auteur) étale plusieurs travers, eux, bien réels du petit monde des comiques d’ici, avec ses excès et ses hypocrisies.
À la télévision, dans l’œil du réalisateur Christian Laurence, le personnage de Laurie sera plus âgé (fin vingtaine, environ) et plus mature que dans le roman de Baril Guérard, indique Léane Labrèche-Dor. Un écart qui amènera une autre perspective sur la relation des deux jeunes personnes. La série exposera aussi davantage le point de vue de Laurie dans le mélange de montée au firmament et de descente aux enfers de son compagnon. Irdens Exantus, Guillaume Gauthier, Carolanne Foucher, Éric Bernier, Michel Charette, Bruno Marcil et Hélène Bourgeois-Leclerc complètent la distribution.
Léane, qui perçoit sa Laurie comme une fille «super humaine et intelligente» (bien qu’elle puisse paraître condescendante dans la version littéraire), apprécie les nuances que Jean-Philippe Baril Guérard (qui cosigne le pendant télévisuel avec Suzie Bouchard) a su apporter dans ses observations sur une industrie où on flatte beaucoup le nombril d’autrui, jusqu’à ce que la balloune pète.
«On ne démonise personne, siffle-t-elle. Personne n’est 100% bon ou 100% méchant dans cette série. À bien des moments, l’un erre, puis on vire de bord, et c’est l’autre qui devient antagoniste. Et je trouve que c’est un peu ça, la vie; c’est toujours une question de contexte et de perspective. Et, des fois, on n’est pas 100% là où on devrait être…!»
«Je suis assez»
Léane Labrèche-Dor soutient avoir beaucoup d’ami.e.s humoristes. L’insécurité qui frôle souvent le narcissisme, le vertige causé par la gloire, l’ivresse de l’abondance (que dépeint à merveille Haute démolition), elle les a vus de près. Loin de juger ses collègues, la jeune femme compatit plutôt avec elleux, qui se lancent dans le vide à chaque spectacle, et à qui on impose l’immense responsabilité de nous dérider pendant deux heures, avec-intelligence-et-pertinence-s’il-vous-plaît. Quelle commande, tout de même, quand on y pense.
«Dans l’humour, on parle beaucoup de gens qui sont des solistes. C’est le plus gros défi: se jeter dans la fosse aux lions, et aller sur scène en disant au monde: “Je suis assez”. Vous avez payé 75 $, et je suis assez pour vous divertir, vous faire rire, vous faire oublier vos soucis, vous faire réfléchir, tout en restant drôle. Ça demande une espèce de brainfuck de se conditionner à trouver le courage de dire : “Je suis assez”. Alors que le jeu est un métier où on peut s’appuyer sur le groupe. On joue des textes qui ne nous appartiennent pas nécessairement. Je pense qu’il faut être moins arrogant, et je n’utilise pas le mot “arrogant” dans un sens péjoratif. Je pense qu’on a plus de façons de se cacher en théâtre et en jeu.»
«En humour, il y a une mise à nu complète. Et la façon dont on a décidé de faire évoluer les gens dans ce milieu, c’est de les sécuriser, de les encourager en leur disant qu’ils sont assez. Ce qui est bon du roman, c’est qu’on suit une gang de jeunes au début de la vingtaine, à un moment où, comme adulte, on n’est pas complètement formé. Je me souviens de moi, à 22 ans; je n’étais pas une si bonne personne que ça! [rires] Mais c’est un moment fragile de la transition vers la vie adulte. On fait de l’humour avec nos failles, on rit de nous et de nos travers, et puisque tout ça est célébré et valorisé, ça devient problématique pour bien du monde. Et ce n’est même pas de leur faute», termine la lucide cynique qu’est Léane Labrèche-Dor.
Le film Lignes de fuite est présentement à l’affiche au cinéma. La série Haute démolition, une production de KOTV, sera présentée à Séries Plus au début 2023. Léane Labrèche-Dor anime aussi des capsules à l’émission La belle tournée, à TVA.