L’avortement constitue-t-il un tabou à la télévision québécoise? Sitôt la question soulevée, des extraits marquants de Lance et compte, Urgence, Rumeurs ou La galère vous viendront peut-être spontanément en tête. Or, force est d’admettre que si la thématique a fréquemment été abordée ici et là, on l’a rarement décortiquée en profondeur.
Un enjeu délicat…
Fouillez dans vos souvenirs et allez ensuite faire un tour sur les plateformes répertoriant des fictions d’ici, et le constat s’imposera de lui-même: on a rarement traité de l’avortement dans les séries chouchous des Québécois.es. Et, lorsqu’on s’y est risqué, c’est souvent en surface, voire en vitesse. Comme si on craignait encore de choquer.
Il y a somme toute peu de séries qui abordent cette thématique explicitement, confirme Stéfany Boisvert, professeure à l’École des médias de l’UQAM, spécialisée en études de la télévision et des enjeux sociaux, et membre du Réseau québécois en études féministes (RéQEF).
«J’ai l’impression que la principale raison qui explique ça, c’est qu’il y a encore une certaine frilosité à aborder cet enjeu. Souvent, les créateur.trice.s ont intériorisé la vision que l’avortement est encore un enjeu très sensible auprès de la population, que les gens sont polarisés là-dessus. Si on tient compte du fait que la majorité des séries télé produites au Québec sont destinées à des chaînes généralistes, qu’elles doivent s’adresser à tout le monde, j’ai l’impression que ça contribue à marginaliser l’avortement. On ose donc peu souvent en parler, de peur de froisser une partie du public», continue l’observatrice, en soulignant bien qu’il faut toutefois éviter de généraliser.
… voire invisibilisé
Parmi d’autres exemples récents d’émissions ayant posé un regard sur la réalité de l’avortement, notons Les Bougon, Les pays d’en haut, Mémoires vives, Une autre histoire, Le chalet et Jérémie. Dans les années 1980 et 1990, des productions destinées au jeune public, comme Chambres en ville et Watatatow, en avaient survolé les tenants et aboutissants.
Lors de la diffusion de la deuxième saison de Toute la vie, en 2020, le cas de Charlotte (Romane Lefebvre), 17 ans, qui affrontait un comité d’avortement thérapeutique pour obtenir l’autorisation de se faire avorter, avait généré des protestations chez des militantes féministes et des spécialistes des milieux médical et juridique, qui avaient signé une lettre ouverte dans La Presse pour faire valoir que de telles concertations n’existent plus depuis leur abolition, en 1988, à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Morgentaler (impliquant la décriminalisation de l’avortement).
La représentation de l’avortement dans les écrans d’ici est en outre peu documentée. Si les plus âgé.e.s se souviennent très bien que l’image de deux hommes se tenant par la main dans Le paradis terrestre, en 1972, avait causé scandale au point que Radio-Canada avait dû précipitamment retirer le rendez-vous des ondes (c’était la première fois que l’homosexualité était représentée de façon aussi claire dans nos écrans), la toute première scène d’avortement dans une série québécoise, elle, demeure plus floue dans nos mémoires.
«Le sujet est presque invisibilisé, ce qui contribue à véhiculer l’image que l’avortement est un sujet qui doit demeurer tabou, ou une pratique peu fréquente dans la société, alors qu’au contraire, comme on sait, c’est une pratique très fréquente», remarque Stéfany Boisvert.
On en parle peu
Grosso modo, notre télévision résume souvent le cheminement d’une femme ou d’un couple qui souhaite avorter dans un schéma souvent dupliqué: on se questionne avant de passer à l’acte, on montre très peu l’avortement lui-même… et on n’en parle à peu près pas après.
«Je n’ai pas recensé de cas où c’est explicitement représenté, réfléchit Stéfany Boisvert. Souvent, on ajoute des dialogues où le personnage mentionne avoir vécu un avortement. Ou, au maximum, on va représenter le personnage dans la salle d’attente de la clinique.»
La professeure estime très significatif le fait que les protagonistes se confient rarement à la suite d’un avortement, que la femme ne bénéficie souvent que d’un espace restreint pour s’exprimer.
«Ça ne veut pas dire qu’il faille créer un drame autour de cette représentation, au contraire, mais les séries télé vont simplement éluder la question. Il n’y aura pas de moment de dialogue dans les épisodes suivants, où les personnages vont parler de ce qu’ils ont vécu, de leur avortement, des sentiments vécus par rapport à cet événement… On fait un constat similaire par rapport à la représentation des viols; on prend peu de temps de dialogue, où la victime exprimera ce qu’elle a vécu.»
Dans Hubert & Fanny, cite Stéfany Boisvert pour illustrer son propos, Fanny (Mylène St-Sauveur) va se faire avorter à l’encontre de la volonté de son conjoint, et se contente d’annoncer à une de ses proches que «c’est fait» une fois son «problème» réglé.
«On accorde peu d’importance à la femme par rapport aux événements qui la concernent directement; on se préoccupe souvent plus de ce que les autres personnages autour vivent, que de ce que la femme vit elle-même, et de ce qu’elle a à dire», déplore Stéfany Boisvert.
Le destin: un précieux allié
Lorsqu’il est utilisé pour nourrir une histoire au Québec, l’avortement s’inscrit souvent dans deux types de situations: soit la jeune femme enceinte est trop jeune ou se sent incapable de porter la responsabilité d’un enfant à naître, soit la venue d’un bébé créerait du tumulte dans un couple déjà fragile.
«Au sein de la population, on perçoit quand même que l’avortement est jugé plus – et je mets vraiment le mot entre guillemets – “acceptable” lorsqu’il concerne des femmes mineures, atteste Stéfany Boisvert. C’est très rare que dans une série télé, on va représenter une femme de plus de 25 ans avoir recours à une interruption volontaire de grossesse.»
Plus rarement, une femme assumera haut et fort son désir de ne pas devenir mère ou de ne pas agrandir davantage sa famille, et décidera sans remords d’interrompre sa grossesse. On pense ici au personnage de Stéphanie (Hélène Florent) dans La galère, ou à celui d’Hélène (Geneviève Brouillette) dans Rumeurs (lisez notre autre texte à ce sujet).
Au printemps 2023, une série produite par Sophie Lorain et Alexis Durand-Brault, relatant l’affaire Chantal Daigle – qui avait mené une bataille judiciaire contre son ex-conjoint manipulateur, Jean-Guy Tremblay, en 1989 – sera mise en ligne sur Crave.
Stéfany Boisvert note par ailleurs le recours à un ressort dramatique plutôt utile: le «deus ex machina» de la fausse couche. Les personnages des séries finissent par s’en remettre au destin pour savoir s’iels doivent mener la gestation à terme et accueillir leur petite «poussière d’ange» (pour paraphraser la chanson d’Ariane Moffatt)… et la Providence se charge de trancher à leur place.
«C’est très fréquent dans une série télé: une grossesse survient et, afin d’avoir à éviter de représenter l’avortement, de peur de froisser une partie du public, on fait souvent en sorte que le personnage perde l’enfant, fasse une fausse couche», dépeint Stéfany Boisvert, qui suggère à cet égard un extrait d’Une autre histoire impliquant Caroline (Debbie Lynch-White).
«Elle était enceinte de triplés et, après sa fausse couche, elle regarde son ventre et, s’adressant aux fœtus, elle dit: “Vous avez pris la décision à ma place.” C’est assez idéologiquement chargé…», analyse Stéfany Boisvert.
«C’est comme si l’idéologie du destin contribuait à éluder la réflexion du choix et la liberté de la femme face à son propre corps et ses droits reproductifs. Si on est “dues” pour avoir un enfant, on va mener la grossesse à terme, et si ce n’est pas le cas, le destin va en décider autrement. Dans ces moments, je pense toujours aux femmes qui ont eu recours à un avortement ou qui ont subi des fausses couches; cette vision communique que la femme n’a pas réellement de rôle à jouer dans la décision…»
Moins de frilosité, SVP!
La professeure relève par ailleurs des exemples de trames narratives où même des grossesses dérivées de viols ou d’inceste (comme dans Unité 9, Nos étés ou, plus anciennement encore, L’Héritage, de Victor-Lévy Beaulieu) étaient menées à terme.
«Il faut poser la question: qu’est-ce qu’on n’ose pas montrer? C’est davantage ça, le problème: ce n’est pas de représenter le choix de garder l’enfant ou pas, mais plutôt que ça semble toujours aussi difficile, même en 2022, de montrer le cas inverse, soit celui d’une femme qui déciderait de ne pas mener la grossesse à terme. Il y a des cas, mais ils sont beaucoup plus rares que l’inverse.»
Existe-t-il des conséquences sociétales au fait qu’un médium aussi important pour les Québécois.es que la télévision craigne en quelque sorte d’engager une véritable discussion sur un sujet aussi crucial que l’avortement?
«Les séries télé ne sont pas le reflet de la réalité, indique Stéfany Boisvert. Mais elles sont quand même là pour nous montrer ce qui est considéré comme “permis”, “normal” dans notre société, ce qui sera approuvé ou jugé. Le fait de représenter peu souvent les avortements contribue à véhiculer l’image que l’avortement ne serait pas une pratique fréquente au sein de la population. Ça peut donner l’impression aux femmes qui vivent un avortement que leur situation est un peu anormale, parce que les médias l’abordent peu.»
«Dans une logique progressiste, féministe, le fait de représenter un avortement dans une série télé permet de montrer que l’avortement est un choix viable, légitime pour la femme, qui garde un contrôle sur son corps, une liberté de choix par rapport à ses droits reproductifs», ajoute la spécialiste, qui est d’avis que les créateur.trice.s de séries devraient s’octroyer plus de liberté dans le traitement du sujet.
«Essayons de ne pas être frileux!», conseille-t-elle.
Note de Métro
Bien sûr, la présente réflexion n’a pas la prétention d’être exhaustive, compte tenu de la grande quantité de séries produites au Québec depuis le début des années 1950, aux balbutiements de la télévision chez nous. L’accessibilité aux productions datant de plus de 15 ans demeurant également un problème lorsque vient le temps de passer celles-ci au peigne fin, Métro ne soutient pas détenir la réponse absolue à la question. Soulignons par ailleurs que notre dossier se concentre exclusivement sur la télévision et ne se penche pas du côté du cinéma.