Épidémie de burnout dans l’industrie de la musique?
Quelque 19 000 travailleur.euse.s de la culture ont déserté le milieu depuis 2019, affirme la directrice générale de Culture en action, Pascale Landry. Du nombre, 14 000 sont des femmes. Depuis juin, Métro récolte des témoignages de ceux et celles qui restent dans l’industrie de la musique, plus particulièrement en gérance. Elles – car il s’agit principalement de femmes – sont épuisées, sous-payées et à bout de souffle: serions-nous face à une épidémie de burnout?
Gérantes, relationnistes, bookers, productrices: une panoplie de travailleur.euse.s soutiennent les musicien.ne.s de la province et font rayonner leur musique sur les plateformes d’écoute, les scènes des festivals et en tournée de spectacles, organisant presque tout de A à Z.
Cela nécessite, en plus d’entretenir un lien souvent personnel et professionnel avec les artistes, d’être disponible et présent quasi constamment. Aux spectacles le soir ou les fins de semaine pour soutenir les musicien.ne.s, et en journée pour accomplir le travail régulier.
À cause du manque de main-d’œuvre et des salaires peu compétitifs, les travailleuses du milieu peuvent se voir obliger de porter plusieurs chapeaux et d’effectuer plus de travail que ce pour quoi elles sont rémunérées. Cette surcharge explique en grande partie les nombreux départs en congé de maladie ainsi que le haut taux de personnes qui renoncent à travailler dans cette industrie.
Tous les secteurs de la culture ont été analysés dans une étude et un sondage effectués au printemps dernier par Compétence culture puis transmis à Métro par Culture en action. «J’ai quand même l’impression que la musique, c’est LA pire industrie… Mais c’est peut-être juste parce que je suis dedans», dit Alice, une employée qui évolue dans le milieu de la gérance d’artistes. Il s’agit d’un faux nom; elle a demandé à garder l’anonymat afin de ne pas identifier publiquement ses clients et collègues.
5 grands constats se démarquent à la suite du sondage :
1- La fatigue et le poids de la santé mentale des travailleuses et travailleurs, tous milieux confondus
2- La non-reconnaissance du travail invisible et le manque de salaires concurrentiels
3- Le manque de valorisation du secteur de la culture, mais surtout des personnes qui le composent
4- Le manque de sécurité d’emploi
5- Le manque d’équité salariale ou d’équité en lien avec les conditions de travail
Dans le cadre de son travail en gérance, Alice voit passer les chiffres d’affaires de quelques artistes, et donc de quelques gérantes. «On n’arrête pas de dire que les artistes ne font pas une cenne, rappelle-t-elle, mais les gérantes prennent en général une cut de seulement 10% de ce que font les artistes.»
Je vois les revenus de gérance et je ne sais pas comment ils survivent.
Alice, travailleuse de l’industrie de la musique
Éliane, qui emprunte aussi un faux nom, a fait un burnout pendant la pandémie alors qu’elle s’impliquait dans la production et la promotion du travail des artistes. Elle veut demeurer anonyme, pour des raisons semblables à celles d’Alice.
Elle travaille dans deux maisons de disques montréalaises bien établies et reconnues. Les fermetures du milieu, «qui n’était pas considéré comme essentiel» lors des confinements, ont rendu son travail, directement lié aux spectacles, impraticable.
Au fil des déconfinements et reconfinements incessants du secteur, ses tâches ont évolué, Éliane endossant un puis deux chapeaux de plus. «Les spectacles reprenaient pour un bout, puis une fermeture était annoncée la journée même où on en avait un de prévu», se souvient celle qui a finalement quitté le milieu, épuisée et déprimée.
À force de croire aux promesses de déconfinement et de potentielles subventions à venir, «on travaillait tout le temps dans le beurre mais en n’ayant jamais la satisfaction du travail accompli», se remémore-t-elle.
Alors qu’elle occupait trois emplois à temps plein pour le salaire d’un seul, son employeur refusait d’augmenter son salaire ou de payer ses heures supplémentaires. Il n’envisageait pas non plus d’engager quelqu’un d’autre pour l’aider. «Il disait que c’était pas tant de job que ça, ce que je faisais», relate-t-elle. Lorsqu’elle a quitté la maison de disques où elle travaillait pour une autre, où elle a travaillé sept mois avant de prendre un congé de maladie, deux nouvelles employées ont été embauchées pour pourvoir à deux des postes qu’elle occupait, et un des postes a été aboli. «J’ai ri jaune», avoue-t-elle.
Cet épuisement professionnel chronique qui mine l’industrie de la musique ne date pas de la pandémie, indiquent l’ensemble des intervenant.e.s interviewé.e.s par Métro ainsi que les études commandées par Compétence culture. «La pandémie a eu pour conséquence d’exacerber les inégalités, notamment par l’impact disproportionné des restrictions sanitaires sur certains secteurs», précise la Fondation des artistes par courriel.
«Le salaire de la culture»
La rémunération très peu compétitive du milieu de la musique et des spectacles a d’ailleurs mené à l’apparition de l’expression «le salaire de la culture» pour désigner les invitations à assister gratuitement à d’autres spectacles, lancements, fêtes, 5 à 7, ou activités de réseautage. On parle aussi de divers panels ou ateliers se déroulant en marge des différents festivals de musique ayant la cote au Québec et à Montréal.
«Le travail est imbriqué dans la fête», souligne Éliane, qui croyait au départ que ses conditions de travail allaient être stimulantes.
«Aux yeux du public, comme on travaille dans le milieu du divertissement, on fait des métiers qui sont juste et uniquement fun en tout temps, alors que ça vient avec une grande responsabilité», indique le cofondateur et directeur de la branche label de bonbonbon, Alexandre Archambault
Personne n’a de problème avec le plaisir et la fête. Le souci, c’est que les travailleur.euse.s se voient souvent obligés d’être présent.e.s durant les spectacles ou événements de leurs artistes, souvent sans rémunération, pour les soutenir, encadrer les entrevues avec les médias ou assurer une présence du label. C’est la définition même du travail invisible. Et toutes les personnes consultées par Métro confirment en avoir fait. Beaucoup. Et que c’est très mal vu de ne pas s’y soumettre.
Autant que c’est le fun être invité à des places, autant tu finis par parler de travail non-stop. Quitte à envoyer des courriels pendant que tu es dans un 5 à 7 […]. Tu es tout le temps en train de chercher à trouver des contacts pour tel ou tel type de truc. Oui ça peut épuiser à la longue.
Éliane, qui a souffert d’un burnout après avoir travailler dans deux maisons de disque basée à Montréal
Noémie Laniel, qui possède la boîte de gérance Albertine, se désole d’être contrainte de participer à cette culture. Lorsque nous l’avons rencontrée autour d’une bière sur le Plateau, elle était alors en congé pour épuisement professionnel. Elle dit «rémunérer [sa seule] employée du mieux qu’elle peut», mais pas pour toutes les heures effectuées.
Quand on lui demande si elle-même se verse un salaire pour toutes les heures travaillées, elle éclate de rire. La réponse est évidemment non.
Il n’y a personne en musique qui est payé à la hauteur du temps qu’elles investissent, de ce qui leur est demandé. Travailler au-delà des heures pour lesquelles on est rémunéré, ça s’applique à tout le monde, [maisons de disques], comme travailleurs indépendants.
Noémie Laniel, propriétaire et gérante de la boîte de gérance Albertine.
Le mélange de la fête, de la musique, des spectacles et du travail, «c’est ce qu’on recherche aussi, admet-elle, mais il ne faut pas passer sous silence le fait que ça a des failles et que ça peut devenir toxique».
Mettre des limites, plus facile à dire qu’à faire
Quand Alexandre Archambault a fondé bonbonbon, maison de disques offrant aussi des services à la carte aux artistes, il a «presque fait un burnout».
En gérance, tu es extrêmement impliqué émotionnellement dans la vie de la personne que tu gères. Que tu le veuilles ou non. Le plus grand défi, c’est de mettre ses limites et de choisir dans quoi tu vas investir ton énergie. Mais quand ton artiste arrive pis te dit qu’elle n’a pas d’argent pour payer son loyer… Comment ne pas être impliqué? Tu gères un individu, tu ne gères pas une entreprise.
Alexandre Archambault, co-fondateur de bonbonbon et directeur label.
Il admet toutefois que ce n’est pas si simple d’imposer ses limites. «Si ton artiste perd un proche, tu vas annuler des shows, tu vas être présent. À moins que tu sois stone cold», dit-il.
Les témoignages récoltés par Métro révèlent une pauvreté rampante dans un milieu où la plupart des travailleur.euse.s manque de reconnaissance. «On fait des métiers qui sont difficiles à définir. Il n’y a pas d’ordre, il n’y a pas de fédérations», explique le directeur label chez bonbonbon. Il n’existe pas de syndicats non plus, à cause de la complexité du réseau, divisé en une multitude de petites équipes indépendantes. Sa syndicalisation demanderait un changement de culture colossal.
«On est reconnu par nos pairs, mais peut-être pas tant que ça par le gouvernement à titre de professionnels», juge M. Archambault, réitérant que «monsieur et madame Tout-le-Monde ne savent pas trop ce que représente le travail» que ces personnes font.
Performance et inclusion
Éliane et Noémie Laniel soulignent qu’en tant que femmes, mettre ses limites est encore plus compliqué. À titre de nouvelle employée dans la vingtaine, Éliane affirme que son gestionnaire lui mettait une pression supplémentaire: «Il fallait que je performe, que je sois ultra-présente [sur place pour les artistes]. Il faut toujours travailler plus fort que les hommes en musique et en culture.»
L’étude commandée par Compétence culture démontre que les femmes, bien qu’elles soient très nombreuses à travailler dans le domaine de la culture, reçoivent des salaires moins élevés que leurs homologues masculins.
Le sondage réalisé au printemps, également effectué à la demande de Compétence culture, montre que 51% des femmes travaillant dans le secteur culturel considèrent le manque d’équité salariale, ou d’équité en lien avec les conditions de travail, comme un enjeu très prioritaire.
En comparaison, 28% des hommes pensent la même chose. Rappelons que le sondage ne porte pas exclusivement sur le secteur de la musique, mais sur le milieu de la culture en gnéral.
Dans un autre ordre d’idées, 37% des femmes identifient les barrières quant à l’accès des personnes issues des diversités aux postes de conseils d’administration et aux postes de pouvoir comme un enjeu très prioritaire. Ce taux diminue à 25% chez les hommes.
Quelles solutions pour la musique?
«Ça fait huit ans que je fais ça et, honnêtement, je ne pourrai pas en vivre. Au sens où si j’ai des projets d’avenir, je ne pourrai pas les financer comme ça», se désole Noémie Laniel. «C’est une job de marde, tout le monde lâche», surenchérit Alice, sans détour, soulignant l’aide urgente que nécessite le secteur de la musique et des spectacles.
Quelques programmes d’aide psychologique et financière existent déjà pour celles et ceux travaillant dans certains secteurs culturels. Par exemple, pour les arts de la scène, secteur ayant particulièrement souffert de la pandémie, il existe le Programme renfort de la Fondation des artistes. Celui-ci offre un soutien psychologique depuis le 15 octobre dernier, ainsi qu’un soutien financier et juridique.
Pascale Landry, directrice générale de Culture en action, assure que la prochaine étape est la quête de solutions aux problèmes identifiés dans le sondage et l’étude commandée par Compétence culture. Une consultation auprès des travailleur.euse.s a été effectuée à la fin novembre, et au printemps 2023, Culture en action publiera un plan d’action avec des recommandations de solutions concrètes pour améliorer les conditions de travail dans le milieu.
Malgré cela, Alice demeure cynique. «Ce n’est pas le premier plan d’action, ce n’est pas la première étude qui sort à ce sujet-là», dit-elle, déplorant l’absence d’avancées pour ses collègues et elle ces dernières années.