Une série trash comme «Euphoria» au Québec?
Le buzz autour de la série américaine Euphoria ne s’essouffle pas. Sa réalisation éclatée, ses images-chocs, son côté trash, sa représentation de la sexualité, de la violence, de l’usage de drogues, le tout chez des jeunes dits de la diversité… ont créé un cocktail explosif qui fait (beaucoup) jaser. Une telle production serait-elle possible au Québec? Noui.
«La popularité des teen drama [NDLR: série dramatique pour ados] est indéniable ici comme ailleurs, car l’adolescence est un sujet universel: tout le monde est passé par là ou va passer à travers! Et l’école est un bassin de trames narratives inépuisable où s’accumulent les remises en question, les expérimentations et la quête de soi», croit Audrey Riberdy, réalisatrice et formatrice à l’Institut national de l’image et du son (INIS).
À n’en point douter, l’engouement est là et laisse croire qu’une série comme Euphoria pourrait naître même ici au Québec. Nos productions semblent toujours arriver un peu en retard quand on les compare à ce qui se fait chez nos voisins du Sud.
«Aux États-Unis, on est passé de Dawson’s Creek, plus fleur bleue, à Riverdale, qui a renouvelé le genre avec une réalisation très actuelle, poursuit-elle. Ici, on est passé de Watatatow, très proche du téléroman, aux Petits rois, qui propose des personnages assumés, décomplexés dans le cadre d’une réalisation soignée, très cinématographique.»
Mais le public québécois est-il prêt à passer au niveau d’Euphoria, dans laquelle les images trash sont présentées de manière très frontale, comme dans l’épisode où on ne voit pas moins de 30 pénis?
«Je dirais oui: on a déjà été exposé à des scènes très crues, brutales, intenses et authentiques filmées de façon très réaliste dans Je voudrais qu’on m’efface ou M’entends-tu? Même TVA, avec Fugueuse (saison 1), a mis en ondes à une heure de grande écoute un viol collectif qui laissait peu de place à l’imagination», répond Mme Riberdy.
Un risque à calculer
Alors est-ce qu’on se lance dans la production d’un remake dès demain? Pas si vite, répond Alexandre Gravel, cofondateur de Toast Studio, une boîte de production télévisuelle et de contenu de marque.
«Quand on tombe dans des univers plus crus, violents et réalistes, on se retrouve dans certains cas à restreindre l’audience potentielle. Il est important pour obtenir un succès de considérer le bassin d’audience potentiel que peut avoir une série. Dans un marché comme le Québec, qui est relativement petit, le producteur et le diffuseur doivent assumer une prise de risque un peu plus grande.»
S’il croit qu’il y a bel et bien une partie de l’audience qui a soif de ce genre de série au Québec, il ignore si elle est assez importante pour justifier l’octroi d’un budget conséquent.
Car l’écart entre les sommes dépensées pour une série américaine diffusée par HBO et celles pour une série québécoise est très important.
Selon les chiffres du Fonds des médias du Canada, en 2018, un épisode d’une heure tourné dans la Belle Province coûte en moyenne 455 000 $.
Avec un budget de 800 000 $ par épisode, Les pays d’en haut a été la série la plus coûteuse de Radio-Canada.
C’est peu comparativement aux 11 millions que coûtait chaque épisode de la saison 1 d’Euphoria.
Cela dit, les artisan.e.s québécois.es sont reconnu.e.s pour être capables de produire des résultats extraordinaires avec les moyens du bord, indique Alexandre Gravel.
Échanger la caméra
Un Euphoria québécois serait possible, pense la journaliste et fondatrice du label MusiqMatch, Chloe-Anne Touma, mais à condition de diversifier les équipes de production.
«C’est presque toujours les mêmes producteurs, les mêmes réalisateurs, de la même génération, qui travaillent sur nos séries télé. Il faut aller chercher une vision nouvelle devant la caméra, mais aussi derrière.»
Pour que ça fonctionne, la journaliste estime également que la télé québécoise devrait faire un X sur son ton trop souvent moralisateur.
«Quand on aborde des sujets plus durs à la télé ici, on fait un peu trop la morale, on donne la leçon. Je n’ai jamais ce sentiment devant Euphoria. Il y a moyen de faire passer un message sans être moralisateur.»
L’audace: direction le Web
Selon Catherine Lemieux-Lefebvre, enseignante en cinéma au Cégep de l’Outaouais, l’avenir d’une série québécoise comme Euphoria passe par une diffusion sur le Web. C’est là qu’on a vu des séries d’ici plus crues, comme Je voudrais qu’on m’efface.
«Autre exemple: Chloé Robichaud a réussi à produire sa série Féminin/Féminin et à mettre de l’avant des questions LGBTQ2S+ de manière plus réaliste parce qu’elle était destinée au Web», indique-t-elle.
Malheureusement, Internet est synonyme de budgets encore plus restreints.
Les spécialistes ayant répondu à nos questions s’entendent pour le dire: le Québec a le talent créatif pour produire une œuvre de la même qualité qu’Euphoria. Le public demanderait aussi de plus en plus d’authenticité et une meilleure représentation de la diversité. La plus grande embûche demeure cependant l’argent.
Et les chaînes télé embarqueraient-elles? Aucun des principaux diffuseurs québécois (Radio-Canada, Noovo, TVA, Télé-Québec) n’a répondu à nos questions.