Les grandes illusions de «Sin La Habana»
Kaveh Nabatian se laisse guider par sa seule envie d’un cinéma libre et décomplexé dans Sin La Habana, un premier long métrage de fiction qui se déroule entre Montréal et Cuba.
«Le plan est de quitter le pays», lance rapidement dans le film Sara (Evelyn Castroda O’Farrill) à son amoureux Leonardo (Yonah Acosta). Pour y arriver, le séduisant danseur cubain doit charmer Nasim (Aki Yaghoubi), une touriste canadienne qui pourrait lui permettre d’immigrer à Montréal.
«Ça peut paraître cynique, mais il y a toujours un aspect transactionnel dans chaque relation, assure Kaveh Nabatian, rencontré autour d’un whisky sur une terrasse du Plateau-Mont-Royal. On a souvent l’idée que c’est soit l’amour pur et le conte de fées ou quelque chose comme de la prostitution. Mais il y a une zone grise entre les deux et c’est ce que je voulais explorer.»
Suivant d’abord des sentiers balisés, le récit s’amuse ensuite à brouiller les pistes, à rappeler que les apparences sont souvent trompeuses. C’est d’ailleurs un peu la genèse du projet: le cinéaste a découvert que l’idée exotique et utopique qu’il s’était forgée de Cuba par le documentaire Buena Vista Social Club de Wim Wenders n’était pas nécessairement fidèle à la réalité.
«Tout est toujours plus subtil et compliqué, que ce soient les pays ou les individus, admet le réalisateur globe-trotteur. On croit comprendre les choses, alors que non. Les gens sont plus riches et complexes que l’on pense, surtout qu’ils sont dotés d’un passé et d’expériences souvent insoupçonnés. Il faudrait s’en rappeler avant de les juger.»
Dans tous mes films, j’essaie toujours de créer une porte entre la vie normale et la vie mystique qui nous entoure.
Kaveh Nabatian, réalisateur de Sin La Habana
Écrit en collaboration avec le producteur musical Pablo Herrera, Sin La Habana prend le pouls de la culture afro-cubaine, rarement montrée au cinéma, avec un souci du détail et un respect qui l’honore. Fort de son expérience en documentaire, le metteur en scène a multiplié les entrevues avec les touristes, les étrangers et la population locale afin de développer des portraits nuancés de marginaux, son dada depuis ses premiers courts métrages.
«Au Québec, combien de films y a-t-il sur les tensions familiales dans les familles blanches? Beaucoup. Ce qui m’intéresse, ce sont les gens dans les marges de la société qu’on voit peu», lance en souriant celui qui a étudié le cinéma à l’Université Concordia.
Ayant été élevé en banlieue d’Ottawa par un père iranien et une mère américaine, Kaveh Nabatian a rapidement été confronté à deux cultures qui avaient peu en commun: celle de la maison et celle plus typiquement canadienne centrée autour du hockey.
«J’étais isolé à l’école, confie-t-il. J’ai toujours eu une ouverture envers les gens qui viennent d’arriver, qui tentent de faire les choses un peu différemment ou qui ont un conflit en eux qu’ils veulent explorer.»
Rêver mieux
Pas surprenant alors de le voir si attaché au personnage de Leonardo, dont le rêve de devenir danseur de ballet étoile se heurte à la réalité qui l’entoure.
«Ça fait 15 ans que j’essaie de faire ce film, expose le cinéaste, qui a essuyé quatre refus de la SODEC et deux de Téléfilm Canada. L’idée de courir après un rêve qui ne vient pas, je connais… C’est parfois très décourageant. Il faut pourtant continuer à travailler fort, passer par beaucoup d’épreuves et un jour, finalement, ça arrive, et il y a quelque chose de transcendant dans l’action de le faire.»
Tout ce que Kaveh Nabatian voulait, c’était créer un film à sa façon. Qui débute sur des chapeaux de roues à l’instar de l’œuvre culte La cité de dieu de Fernando Meirelles, avant d’entraîner le cinéphile dans un univers expressif et stylisé à la Wong Kar-wai, dont les ralentis et les élans poétiques ont également inspiré les vidéoclips que Kaveh Nabatian a réalisés, notamment ceux d’Arcade Fire et de Half Moon Run.
La musique tient évidemment une place à part pour celui qui est également musicien dans le groupe Bell Orchestre. Il s’est occupé de la trame sonore en compagnie de son camarade Pietro Amato, montant le film le jour et composant ses mélodies la nuit. «En faisant les deux en même temps, chacun alimentait l’autre», note le créateur du documentaire A Crack in Everything qui portait sur Leonard Cohen.
C’est toutefois en jouant de contrastes entre les couleurs chaudes de Cuba et le climat froid de Montréal que le réalisateur assure une réelle authenticité à sa mise en scène.
«L’image du film est comme l’alter ego de Leonardo, explique le co-auteur. À Cuba, il comprend tout ce qu’il voit, ce qui lui permet de se rapprocher des gens, de lui-même, de ce qui l’entoure. Mais quand il arrive à Montréal, tout est loin et il commence à voir les choses différemment. De passer des lentilles sphériques utilisées à Cuba aux lentilles anamorphiques à Montréal rend la profondeur de champ plus mince, donc tout ce qui n’est pas au foyer est flou.»
Une expérience sensorielle quasi divine, à l’instar de la religion afro-cubaine – la santería – qui tient un rôle prépondérant à l’écran en façonnant les destins en marche. Un véritable acte de foi qu’annonçait déjà Les sept dernières paroles, un projet unique orchestré par Kaveh Nabatian autour du chef-d’œuvre Les sept dernières paroles du Christ en croix d’Haydn, où différents artistes (dont Sophie Deraspe, Karl Lemieux, Sophie Goyette et Nabatian lui-même) exploraient des thèmes comme le pardon, l’abandon et la réunion.
«Une des raisons pour lesquelles je fais du cinéma, c’est pour montrer la magie de la réalité, explique le concepteur. La vie est mystique et magique, même sans les religions. Mais le cinéma et la religion sont deux endroits où on oublie nos problèmes, l’hypothèque, le métro qui ne fonctionne pas et où on peut s’ouvrir à quelque chose de plus grand que nous.»