Après le cinéma documentaire, le théâtre documentaire ou encore la BD documentaire, place à la chorégraphie documentaire. Avec Bow’t Trail Rétrospek, Rhodnie Désir complète une œuvre d’envergure sur l’afrodescendance.
«Quand j’étais petite, mes parents étaient convaincus que j’allais devenir chercheuse. Premièrement, parce que j’étais nerd! Deuxièmement, parce que j’allais voir tous mes voisins, je les interviewais, puis j’écrivais ce qu’ils me disaient. Je recueillais des informations sur la vie de mon quartier, et on venait me voir pour savoir ce qui se passait! raconte Rhodnie Désir en éclatant de rire. Ce qui m’intriguait, c’est le quotidien des gens.»
Fascinée par l’être humain et curieuse de nature, la chorégraphe puise son inspiration dans ses rencontres. Bow’t Trail Rétrospek, qu’elle présente à Montréal, est le résultat de huit ans de recherches qui l’ont menée dans cinq pays d’Amérique à la rencontre de divers peuples afrodescendants.
Bow’t, c’est pour boat, qui signifie bateau en anglais. C’est aussi le nom de la première œuvre de ce cycle créatif, qu’elle a présentée en 2013. Trail, c’est pour le chemin qu’elle a parcouru, tant physiquement que symboliquement. Rétrospek, c’est la somme de tout ce travail.
«Au départ, je ne qualifiais pas ça de documentaire, explique Rhodnie Désir, attablée dans une loge du Théâtre Espace Libre. J’aborde beaucoup la création par le jeu, même quand c’est très lourd. Si je ne joue pas, je ne crée pas! Mais tout mon parcours s’est fait en rencontrant des gens et en les écoutant; donc oui, ça devient du documentaire. Je suis devenue cette caméra, ce corps qui garde la mémoire.»
La mémoire, ici, c’est le patrimoine chorégraphique et rythmique de diverses populations afrodescendantes qu’elle a rencontrées au Brésil, au Mexique, à Haïti, aux États-Unis et au Canada.
Qui dit afrodescendance, dit esclavage, donc également héritage lourd à porter. En allant à la rencontre de ces populations, la chorégraphe a été confrontée à la violence de leur histoire et, par le fait même, de la sienne, étant elle-même d’origine haïtienne.
«Les gens pensent que le Bow’t Trail s’est fait de façon tellement belle, mais non! Ç’a été une lutte dans tous les pays, même au Canada», dit-elle.
Au cours de chacun de ses séjours d’un mois, elle a créé auprès d’artistes locaux et interviewé divers spécialistes afin d’en connaître davantage sur l’histoire de ces cultures.
Ces rencontres sont immortalisées dans les cinq épisodes de l’éclairante web série documentaire Bow’t Trail, disponible sur Tou.Tv.
«Le Bow’t Trail, par nature, est fait pour être raconté. Ce serait égocentrique de ne pas le faire. Et je me ferais du mal, je tomberais malade si je gardais tout pour moi.» -Rhodnie Désir, chorégraphe
Une traversée du désert
Comment tout ce bagage qu’elle a accumulé se traduit-il en mouvements dans un solo chorégraphique? À l’instar de son périple en Amérique, Rhodnie Désir décrit sa performance comme une «traversée du désert».
«Je n’ai aucune idée où se trouve l’eau ou si des gens seront sur mon chemin pour m’aider, illustre-t-elle. Je me retrouve seule.»
Seule à danser, mais pas seule sur scène, puisqu’elle y sera accompagnée de deux musiciens, Moïse Yawo Matey et Engone Endong. Derrière elle, un grand écran projettera des images du documentaire retravaillées par le concepteur visuel Manuel Chantre.
«J’ai mis les images entre ses mains et lui ai dit de partir ailleurs avec ça. Je ne veux pas voir un documentaire sur scène. C’est à l’image de ce que mes ancêtres ont fait: à la confrontation du territoire et des rencontres avec d’autres se sont créées de nouvelles formes rythmiques.»
D’un soir à l’autre, la représentation ne sera pas tout à fait la même, l’artiste se permettant une part d’improvisation. «J’ai mon canevas, j’ai mes points de repère, je sais où je m’en vais, mais ce qui se crée entre les segments change. Certains soirs, je me mets à chanter et ce n’est pas prévu, parfois je lâche un cri parce que c’est ce que je ressens dans mon corps.»
C’est une question de liberté, dit-elle. «C’est ce qui m’étouffait avec le ballet classique; on comptait toujours de un à huit. Est-ce qu’on peut compter autrement? Est-ce qu’on peut faire éclater les formes?»
Comme elle a porté ce projet ambitieux sur ses épaules toutes ces années, Rhodnie Désir sentait le besoin de le porter en solo devant public. «Pour comprendre cette solitude, ce fracassement psychologique, ce trauma…»
Car ce Bow’t Trail, ce périple, a été déstabilisant pour l’artiste. «On ne connaît pas ces histoires, et ceux qui me les ont livrées les ont vécues la plupart du temps. C’est très profond.»
Mais de toute cette expérience jaillit une lumière. «J’en ai encore des frissons. C’est fou de réaliser à quel point des rythmiques sont nées de tout ça. Un nombre incalculable de chants, de danses… Et ç’a lieu encore aujourd’hui, que ce soit à Chicago ou au Brésil.»
Par le biais de ce spectacle, de la web série documentaire ainsi que d’une série de 75 capsules qui seront diffusées prochainement sur ICI ARTV, Rhodnie Désir souhaite transmettre le patrimoine de populations méconnues et encore marginalisées aujourd’hui.
«Depuis le début, je savais qu’il fallait mettre de l’avant tous ces porteurs. Moi, je ne suis qu’une courroie de transmission. Je voulais qu’on puisse entendre leurs témoignages percutants pour remplir les livres d’histoire qui occultent l’histoire afrodescendante. Pour moi, c’est un pari gagné. La danse permet de raconter une histoire. Elle nous permet de traduire les sociétés, d’archiver leurs mouvements.»
Ses apprentissages vont jusqu’à faire l’envie de certains universitaires. «Beaucoup de chaires d’anthropologie, d’histoire et de sciences sociales m’invitent à donner des conférences à ce sujet. Leurs responsables me disent qu’ils n’arrivent pas à avoir ces renseignements que j’ai eus.»
D’où l’importance de présenter le résultat final de sa quête devant public. «J’ai hâte de poser le Bow’t Trail et de le partager».
Rhodnie Désir présente Bow’t Trail Rétrospek du 13 au 22 février au Théâtre Espace Libre.