Impetus: Quand la réalité brouille la fiction
«Finalement, tout ça a volé en éclats!» Pour son dernier long métrage, Jennifer Alleyn a marié deux tournages, deux récits. C’est l’histoire d’un film dans un film, d’une fiction dans un documentaire. À moins que ce ne soit l’inverse? C’est Impetus.
C’est l’histoire de Rodolphe, un homme au cœur brisé qui va à New York dans l’espoir de retrouver son élan créatif, son impetus. C’est l’histoire de Jennifer, une cinéaste en panne qui filme ce personnage dans lequel il y a un peu d’elle.
Votre film est inclassable. Comment le décrivez-vous?
C’est un film qui suit une cinéaste qui essaie de faire un film. C’est un film sur cette idée de l’impetus, un mot latin qui veut dire l’élan, l’impulsion, la force de mouvement. Cette cinéaste se remet d’une peine d’amour, traverse une période d’immobilité, et cherche comment se remettre en marche, autant au niveau créatif qu’humain. J’avais envie d’aller chercher des réponses à cette question: d’où vient l’énergie pour redémarrer après une panne? J’ai eu envie d’aller voir différentes façons d’être résilient, notamment chez les personnages réels que sont [les musiciens] John Reissner et Esfir Dyachkov.
Au départ, vous deviez faire un film de fiction. Comment le projet a-t-il évolué pour devenir cet hybride entre le documentaire et la fiction?
Au tout départ, c’était aussi un film que j’avais envie de tourner dans l’urgence. J’avais vraiment besoin de vivre une aventure cinématographique. J’ai demandé à Emmanuel Schwartz s’il plongerait dans le projet, et il a accepté. Son «oui» m’a donné beaucoup d’élan, d’impetus. Mais son horaire est devenu tellement chargé, c’était un casse-tête. Et ce qui était censé être un projet très libre est devenu rempli de contraintes. C’est là que mon amie Pascale Bussières m’a dit: «Jennifer, tu voulais faire un film libre et t’es continuellement prise à te contorsionner pour rentrer dans l’agenda d’Emmanuel. Est-ce que tu ne devrais pas changer d’acteur?» Ça a été une étincelle. Mais ça me crevait le cœur, parce qu’on avait tourné de très belles scènes. J’allais jeter tout ce matériel à la poubelle?
Je suis alors revenue à la vérité du projet, qui aurait dû mettre en scène un personnage féminin. J’avais pris un comédien masculin pour mettre une distance avec mon histoire personnelle et ne pas trop me révéler. Finalement, tout ça a volé en éclats! Pascale m’est apparue comme une muse. Je lui ai proposé de reprendre le personnage, de poursuivre sa trajectoire.
«Ce film invite à faire confiance aux temps d’arrêt, qui ont l’air d’être dans l’immobilité, mais qui sont en fait très enrichissants.» – Jennifer Alleyn, cinéaste
Est-ce à ce moment aussi que la forme du film a changé?
Dès que j’ai compris que je ne pouvais pas continuer la fiction de façon classique, j’ai eu cette idée de me mettre en scène, de me montrer changer d’acteur. À partir du moment où il y a ce fil conducteur de la cinéaste qui raconte son film, tout est possible, toutes les contraintes tombent. C’est la liberté que je cherchais au départ. C’était un grand bonheur et un grand privilège, parce que j’ai demandé un acte de foi aux acteurs.
Les deux semblent en effet vous avoir complètement suivie dans ce processus…
Absolument, et le film n’aurait pas existé autrement. Il fallait des gens avec qui je me sentais très à l’aise d’être dans la recherche, dans le doute.
Est-ce que le fait qu’Emmanuel Schwartz n’a plus été disponible a été une bonne chose en fin de compte?
Oui! La vie nous réserve des surprises. Les épreuves peuvent être vues comme des obstacles ou comme une marche pour aller plus haut. J’ai essayé de voir comment ces épreuves pouvaient m’amener ailleurs. Donc oui, ça a été une bonne chose pour le film et aussi pour mon processus créatif. Cette expérience sera déterminante pour mon travail à venir. J’ai aimé avoir un terrain de jeu. Marier des personnages de fiction avec des gens de la rue, ça a créé des scènes qui sont de petits moments de vérité.
Parmi ces scènes, il y a celle dans le métro de New York où Pascale Bussières regarde, amusée, des danseurs…
Ça, c’était complètement du documentaire, même que c’était du matériel de recherche. J’avais vu cette femme danser sur le quai du métro et j’ai trouvé ça tellement beau! Plus tard, avec Pascale, on a tourné à la même station et on a pu marier les deux tournages. C’est la magie du cinéma!
Un autre moment de vérité est la discussion profondément touchante entre Pascale Bussières et un chauffeur de taxi. Comment est survenu ce moment de grâce?
C’était un cadeau du ciel! C’est arrivé à la toute fin du tournage. J’ai hélé un taxi, j’ai dit au chauffeur: «Est-ce que vous êtes la personne qu’on cherche?» Il m’a regardée et m’a dit: «I don’t know, this is New York!» Il avait beaucoup de répartie, beaucoup d’esprit. On lui a dit de faire ce qu’il fait dans la vie: être un chauffeur qui parle avec ses clients. Il nous a sorti des répliques incroyables! Et tous les thèmes du film ont été réunis dans cette scène, comme si elle était venue cristalliser tout le film.
Si vous aviez pu faire le film que vous aviez en tête au départ, aurait-il été bon?
Je ne sais pas! (Rires) Il aurait été beaucoup moins surprenant, ça, c’est clair! On aurait été dans une histoire beaucoup plus linéaire… Sans dire qu’il aurait été plate, je n’aurais pas eu toute cette imagination.
Impetus est dédié au défunt cinéaste Michel Brault. Pourquoi?
C’est lui qui m’a donné le tout premier impetus. On s’est beaucoup fréquentés pendant les dernières années de sa vie. Lorsqu’il a vu mon film L’atelier de mon père [portant sur le peintre Edmund Alleyn], il m’a dit : «Jennifer, reste artisanale, fais ta caméra, c’est là que tu vas faire les choses les plus originales.» Il avait raison.