Laura Poitras: Le goût du Risk
Risk comme le jeu de société. Risk comme ceux, répétés, qu’a pris Julian Assange. Risk comme ceux que prend toujours son bras droit, Sarah Harrison. Risk comme ceux, titanesques, qu’ont pris Edward Snowden et Chelsea Manning. Risk, enfin, comme ceux, constants, qu’a pris Laura Poitras en tournant ce film, en tournant des documentaires en général.
«Salut. C’est Julian Assange. J’aimerais juste clarifier une chose. Ce n’est pas moi qui ai un problème. C’est vous qui avez un problème.»
On est en 2010. Le fondateur de WikiLeaks a eu accès à 250 000 câbles diplomatiques américains, qu’il compte mettre en ligne. Au bout du fil, l’interlocuteur responsable de la ligne d’urgence du Département d’État, alors dirigé par Hillary Clinton, ne semble pas décontenancé outre mesure. Un problème? Où ça, un problème?
La scène, à la fois déstabilisante et surréelle, donne le ton au dernier documentaire de Laura Poitras, bien différent de son précédent, l’oscarisé Citizenfour. Un film sur les révélations d’Edward Snowden, un ex-consultant à la NSA qui avait créé une secousse sismique mondiale. Un bijou de précision en matière de temporalité, de linéarité, de suspense. Tout le contraire de ce Risk où on sent souvent le sol glisser. On est où, on est quand et que penser de cette figure? Tout est plus flou, plus opaque. Par instants, même, légèrement bordélique.
Et pourtant. L’arc narratif, la cinéaste américaine de 53 ans dit l’avoir «mis dans ses propres sentiments». De «l’optimisme qu’elle ressentait au départ» (appuyé par ces images du printemps arabe, d’Assange donnant une conférence devant des partisans le regardant d’un air enamouré) au désespoir qui, elle soupire, la ronge aujourd’hui. Moment parlant : en voix hors champ, elle raconte, en intro, avoir fait «un rêve étrange sur Julian». Au final, c’est un cauchemar.
Oui, Laura Poitras fait ici sentir sa présence. C’est fort, personnel. Elle raconte des bribes de sa «collaboration» avec Assange, remarque qu’il «n’a pas l’air de l’aimer beaucoup». Souligne une engueulade irrésolue avec le charmeur aux propos parfois limite, l’idéaliste aux manœuvres discutables. L’homme aux mille contradictions.
La contradiction qui saute peut-être le plus aux yeux en visionnant Risk? La confiance que le fondateur de WikiLeaks place dans le public. Un public qu’il juge assez intelligent, informé et outillé pour décoder les centaines de documents classifiés potentiellement nocifs et explosifs qu’il rend accessibles sans mise en contexte (voir les courriels du directeur de campagne de Hillary Clinton, John Podesta, rendus publics avant l’élection). Mais un public qu’il estime également trop nono pour se prononcer sur les allégations d’agression sexuelle qui pèsent contre lui. «Si c’était seulement UNE femme qui m’accusait, lance-t-il à l’écran, les gens auraient depuis longtemps dit: cette fille, c’est une mauvaise personne. Une vilaine personne. Mais comme ce sont DEUX femmes qui ont porté plainte contre moi, ça se brouille dans leur esprit. Ils n’arrivent pas à séparer l’une de l’autre.» Hmm.
«J’ai trouvé certaines de ses remarques sur les femmes vraiment perturbantes, acquiesce Laura Poitras. Mais, en tant que cinéaste, j’ai aimé qu’il ne s’autocensure pas. Qu’il ne soit pas politiquement correct.»
Il n’est pas non plus prévisible dans ses actions, dans ses airs. Ses cheveux qui changent, sa barbe qui pousse, les chapeaux qu’il enfile, son horrible robe de chambre à carreaux que ses collègues s’empressent de lui faire remarquer. «Tu veux qu’on aille t’acheter du linge, Julian?» «Je ne savais jamais quels étaient ses plans, où il allait se réfugier. Si c’était à l’ambassade, dans une autre pièce ou dans son monde.»
«En tant que cinéaste, je ne dois pas être aimée par les gens pour les filmer. Pardon. Je voulais plutôt dire, je ne dois pas être aimée PAR les gens que je filme.» – Laura Poitras
Anecdote à saveur «locale»: on aperçoit dans Risk la professeure de McGill Gabriella Coleman, spécialiste d’Anonymous, assistant à une conférence de H.O.P.E (Hackers on Planet Earth). «J’étais vraiment contente de pouvoir l’inclure dans mon film.»
D’autres personnes qu’elle inclut, mais pour une tout autre raison : ces dizaines de journalistes qu’elle montre, tenant un micro, faisant leur topo sur Assange. Devant l’ambassade, devant le palais de justice, en rang d’oignons, au coude à coude, vite, vite. Dans un plan frappant, ils encerclent l’Australien telle une meute. Une agglutination de caméras, d’enregistreuses et de reporters qui se déplacent d’un seul bloc, «comme un étrange troupeau d’animaux».
«J’ai voulu faire une critique des médias, confie la réalisatrice. Quand on pense à toutes les nouvelles qui pourraient être couvertes, pourquoi envoyer des centaines de caméras au palais de justice? Quelle info allez-vous obtenir de plus que la personne plantée juste à côté de vous?»
À ces extraits de nouvelles éclair en continu, de contenu «réducteur et polarisant», elle juxtapose la méthode WikiLeaks. Ou, comme elle la qualifie, son «reportage agressif». Un procédé qu’elle dit soutenir. Tout particulièrement la vidéo intitulée Collateral Murder, datée du 12 juillet 2007 et rendue publique le 5 avril 2010. Des images qui donnaient froid dans le dos d’un raid aérien américain mené à Bagdad, durant lequel un groupe de civils avait été tué. «ÇA, c’est du vrai journalisme! ÇA, ce sont des choses que les États-Unis font dans leurs guerres, qu’ils nous cachent et que l’on DOIT savoir.»
«ÇA, c’est du journalisme! s’exclame-t-elle encore. Pas de chasser quelqu’un à sa sortie du tribunal!»
Ironiquement peut-être, c’est Lady Gaga qui hérite, momentanément, du rôle de l’intervieweuse dans Risk. Instant stupéfiant qui fait aussi office de «clin d’œil symbolique». Car c’est, rappelons-le, sur des faux CD de Lady Gaga que l’ex-analyste du renseignement Chelsea Manning (qui se présentait alors sous le nom de soldat Bradley) avait copié des milliers de câbles diplomatiques et de documents militaires classifiés publiés ensuite par WikiLeaks. Et elle l’avait fait en fredonnant des tubes de la chanteuse. Eh, eh, eh, eh, eh, eh, eh, Telephone.
Devant la caméra de Poitras, la star de la pop, toute de noir dramatique vêtue, questionne Assange, en pieds de bas lignés, sur sa relation avec son père, «beaucoup plus abstraite» que celle avec sa mère. Elle parle en même temps que lui, couchée dans son fauteuil, et il lui raconte des trucs. «Je trouvais que c’était une discussion si fascinante! Un vrai dialogue de sourds! Et pourtant… quand elle l’interroge sur ses émotions et qu’il refuse de répondre, on comprend. Julian n’en parle jamais. De ses idées, ça oui. Mais de ses émotions, pas question.» Et puis, concède-t-elle, «cette scène comporte de l’humour. Je trouve que c’est drôle. Et surnaturel.»
Autre moment surnaturel: celui où Assange se fait couper les cheveux, entouré par ses collaborateurs, qui déconnent au son du Cocomo des Beach Boys, en écoutant des vidéos d’aérobie. Étrange fête. «Mon travail est très sérieux. J’aime qu’il y ait ces moments qui font sourire.»
Ils sont furtifs. L’ensemble se déroule majoritairement entre quatre murs, si ce n’est pour une rare sortie dans la nature verdoyante où les oiseaux pépient, où Assange chuchote. Non, il n’y a rien de léger dans ce portrait incertain d’un homme qui fuit. «J’ai voulu raconter une histoire complexe, avec ses multiples nuances. Avec l’espoir qu’éventuellement, elle soit utile à d’autres organisations, à d’autres mouvements. Afin qu’à l’avenir, ils fassent les choses autrement. Mieux.»
En salle dès vendredi au Cinéma du Parc