Qui a peur de la race?
Parlons-en de ce mot honni.
Est-ce qu’utiliser le mot race pour mettre en lumière les injustices que vivent des groupes sociaux, consiste à faire preuve soi-même de racisme ou de racialisme? C’est ce qu’on entend souvent au sujet de celles et ceux qui le mobilisent puisqu’il existe un consensus scientifique clair: les races n’existent pas.
Employer ce mot reproduirait ce qui est dénoncé, en alimentant un lexique condamnable.
Cette idée selon laquelle il faut évacuer la «race» de notre langage n’est pas nouvelle. C’est l’approche qui a dominé après la Seconde Guerre mondiale alors que les sociétés occidentales cherchaient à se distancier des atrocités du régime nazi. Les États, en adoptant les propositions de l’UNESCO, se sont alors mis à privilégier la notion de culture pour parler des différences entre les groupes.
Le hic c’est qu’en dépit de sa condamnation politique et de son invalidation scientifique, la «race», au 21e siècle, demeure réelle d’un point de vue social (et non pas biologique).
Réelle parce qu’elle a des effets concrets, démontrables. Réelle parce qu’elle continue de structurer les rapports sociaux. Réelle parce qu’elle contribue à maintenir les inégalités, notamment économiques.
Utiliser des expressions édulcorées (comme culture) ne s’est pas avéré très utile.
Le sociologue Didier Fassin écrit que cet évitement sert surtout à protéger «l’hygiène morale» de nos sociétés. Ainsi, refuser totalement de parler de «race» ferait acte de vertu, alors qu’en réalité ça participe à masquer la prégnance du racisme et le fait que les catégories raciales sont encore actives même si on les croit chose du passé.
Maintenant, est-ce que ça veut dire qu’il faut utiliser ce mot à qui mieux mieux en ignorant les difficultés qu’il soulève? Pas du tout. Mais entre un usage excessif et une négation complète, il y a un monde de nuances qu’il est possible de naviguer.
C’est ce que plusieurs spécialistes du sujet défendent: un usage critique, nuancé, repensé, contextualisé. Tout en ne perdant pas de vue que c’est un usage que l’on souhaite temporaire. Que notre idéal de société vise effectivement à se passer de la mention de la «race».
Je sais que tout ça peut avoir l’air de considérations sémantiques agaçantes. C’est une critique qu’on entend aussi au sujet du racisme systémique. Est-ce que ça change vraiment quelque chose de parler de système?
Plutôt oui. Car ça contribue à cadrer le problème d’une certaine manière plutôt qu’une autre, et conséquemment les actions qui sont proposées pour remédier au problème s’élaborent à partir de ce cadrage spécifique.
De la même façon, en prétendant que la notion de race ne devrait jamais être utilisée parce que les races n’existent pas, on se prive d’un diagnostic précis et honnête qui permettrait d’expliquer des injustices persistantes. C’est l’étape préalable à la mise en place de solutions.
C’est entre autres pour cette raison que plusieurs personnes s’inquiètent du refus catégorique du gouvernement Legault de reconnaître le racisme systémique. Les solutions du gouvernement seront-elles à la hauteur des problèmes? S’attaqueront-elles aux racines ou resteront-elles en surface?
Désigner et décrire avec précision est généralement un préalable.
En prétendant que le concept de «race» ne devrait jamais être utilisé (parce que les races biologiques n’existent pas), on se prive d’un diagnostic honnête. Bien entendu, il n’est pas question de réhabiliter la «race» et de se mettre à banaliser des expressions comme «les races sont égales entre elles». Pour reprendre les mots de la philosophe Magali Bessone, il s’agit plutôt «de s’efforcer de montrer que la race n’a jamais disparu de nos horizons de pensées, mais qu’elle s’avance désormais masquée». C’est donc un outil d’analyse qui permet d’expliquer que des gens vivent encore du racisme alors qu’on pensait avoir jeté aux oubliettes les «races».
C’est incommodant, complexe et imparfait, mais c’est un pari à faire pour que disparaissent, éventuellement, la «race» et le racisme.