Empêcher que le monde ne se défasse
CHRONIQUE – En classe, semaine dernière, caquet bas de tous et chacun. Quelques heures auparavant, Poutine déclenchait l’affreux, mais le probable: l’invasion, sans subtilité, de l’Ukraine. Le silence, assourdissant, donne (pratiquement) froid dans le dos. On attend, classique, que le prof détermine le ton de la séance.
— Pour être honnête avec vous tous, je n’avais aucune envie d’être ici, cet après-midi. C’est un plaisir de vous voir, bien entendu, mais les événements m’ébranlent, solidement. Au point où discuter aujourd’hui de pouvoir réglementaire, pas sûr. Quelqu’un pourrait faire jouer la vidéo, avec son, s’il vous plaît, de l’avion russe attaquant un domicile de civils?
On y entend un missile frapper l’immeuble d’à côté, un enfant hurler, une famille se réfugiant au sous-sol. Solennels, les visages sont marqués, eux aussi, par l’ampleur de l’atrocité. Des yeux pleurent, en silence.
— Vous savez, on analyse souvent la guerre de manière théorique, avec une hauteur involontairement désintéressée. Un peu comme si l’on jouait à Risk. Or, la guerre est davantage ceci: un drame humain, d’abord et avant tout.
Secoué par la vidéo, l’ensemble de la classe, mouches comprises, se tait.
— On a déjà parlé de notre avenir collectif à moyen terme. Considérant le caractère indubitable des changements climatiques et de ses prochains 220 millions de réfugiés, jumelé aux dictatures prochaines en Occident, possible que nous vivions les 10-15 dernières belles années de l’Humanité. Anxiogène, bien entendu. Et ce qui se passe en ce moment pourrait, j’espère encore me tromper, précipiter la chute anticipée.
Au fond de la classe, une étudiante lève, avec empressement, la main.
— Monsieur, je suis d’accord évidemment avec le fait qu’il s’agit présentement d’une horreur. Mais que fait-on des autres atrocités des dernières années? La Syrie ou la Palestine? Pourquoi ces deux enjeux sont-ils maintenant pratiquement occultés par les médias? Sans enlever quoi que ce soit à l’affreuseté de l’attaque russe, en quoi ce serait moins grave?
Déjà grave, le silence frôle maintenant l’ahurissement.
— Vous avez raison. L’attention médiatique, et diplomatique, est bien asymétrique. Sauf qu’ici, il y a potentiellement, ça reste à voir, une réécriture du récit géopolitique des dernières années. Si la Chine est de connivence avec la Russie, et je répète, ça reste à voir, appelons ça un changement de paradigme. Qui sont d’ailleurs les (rares) puissances n’ayant pas encore condamné la présente invasion? Cette même Chine, l’Inde, et le Brésil d’un autre psychopathe, Bolsonaro. Imaginons enfin, cerise sur le plus infect des sundaes, le retour de Trump, en 2024.
Une autre étudiante, maelström d’espoir et de dépit, lève ensuite la main:
— Notre sentiment d’impuissance est tellement… puissant.
Son intervention me va au cœur. Parce qu’elle a, indubitablement, tout juste. Quoi faire, de Montréal, dans cet océan d’injustices, de batailles livrées entre sumos géopolitiques?
— Je comprends, et surtout partage, votre sentiment. Notre impact sur ce qui se passe au-delà des frontières est minimaliste, sinon inexistant. Et ça vaut, bien entendu, pour la diplomatie canadienne en général. Reste, cela dit, que la menace planétaire n’est pas l’adage unique de l’extérieur, de l’étranger, mais qu’elle réside également à l’interne. Le populisme, la propagande, le mensonge et le refus de l’honneur gangrènent, lentement mais sûrement, nos assises démocratiques et, en corollaire et vice-versa, celles de l’État de droit. En fait-on suffisamment afin de lutter contre la mouvance, ici même? Vous arrive-t-il, à la fin d’une journée ou encore d’une semaine, de vous demander si, et comment, vous avez contribué un tant soit peu au ralentissement de l’érosion? Je ne préjuge de rien, ni ne juge du tout. Mais s’il existe, ce que je crois fermement, davantage de bonnes personnes que l’inverse, seule l’apathie, par conséquent, assure le succès des gens mal intentionnés.
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S’il y a un espoir, il est là. Chez ces jeunes qui héritent, malgré eux, d’appréhensions légitimes provoquées par notre bêtise et peut-être, surtout, notre inertie.
Dixit Camus: «Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.»
Plus vrai que jamais.