Un paradis pour tous: Folle évasion

Connu pour ses films sans compromis, Robert Morin fait équipe avec Stéphane Crête pour offrir Un paradis pour tous. Un délire dans lequel les deux hommes se sont «vidé l’casse comme des étudiants de polyvalente». «Il y avait moins de buvage de bière et de vomi dans la lentille, rigole le cinéaste. Mais l’idée, c’était quand même ça : s’amuser à défaut de pleurer. Comme des kids dans une cour avec une caméra. Enwoye! Sors-toi la pissette!»
Un paradis pour tous, et tous les rôles pour Stéphane Crête. Dans la fable vaudevillesque signée Morin, l’acteur connu pour plonger dans les projets les plus loufoques joue une panoplie de personnages : secrétaire suisse, belle des rodéos albertaine, hôtesse de l’air dédaigneuse, vendeur immobilier crosseur, espion moustachu… Mais surtout, héros vengeur. Un dénommé Jean-Guy Simard, Buster de son surnom, ancien fonctionnaire au ministère du Revenu qui, scandalisé par le laxisme face au fléau de l’évasion fiscale, démissionne. Et décide de passer du côté sombre de la force en tournant un film maison pour expliquer au citoyen lambda la marche à suivre afin d’éviter de payer trop d’impôts.
On suivra ainsi Buster (et tous ces personnages incarnés par un seul homme) dans une rocambolesque épopée qui nous mènera à Calgary, aux Bahamas (ahem, en Floride) et à Genève. Au fil du voyage : une poursuite au pistolet, une fête décadente et moult transactions louches dans des chambres d’hôtel. La morale de l’histoire, c’est néanmoins que le mauvais goût, dont Robert Morin a voulu user à profusion, n’est pas toujours celui que l’on croit. Le vrai mauvais goût, dit le cinéaste, c’est celui, légal, qui consiste à «faire échapper, chaque année, 30 000 milliards à l’impôt des gouvernements de la planète». Ce qui fait en sorte que, comme le chante Leonard Cohen, «les pauvres restent pauvres et les riches restent riches».
Le point de vue de Robert Morin
Ce film, c’était un trip total?
C’est un gros trip d’acide! Un vrai, là! On a eu du fun. Comme on dit, du VRAI fun. Ça paraît aussi dans le film, hein? Mais le sous-texte est tragique. Il est politique. Il se tient. C’est le surtexte qui…
… dérape…
Qui dérape, ouais! (Rires) En même temps, il est tellement bon, Steph! Même sans déguisement, tu ne reconnais pas l’acteur. C’est quand même fascinant! Il fait trente-quelques personnages, et pas une fois il ne se répète ou il ne fait les mêmes babounes. Tu te dis voyons don! Moi, j’ai encore du fun à le regarder.
La citation du peintre allemand George Grosz que vous placez en ouverture du film («Je me suis tenu du mieux que j’ai pu devant leur stupidité et leur brutalité dégoûtante sans toutefois réussir à les battre à leur propre jeu»), c’est un peu votre équivalent de voler un punch, n’est-ce pas? Car tout est là, dans ces quelques mots…
Exact! En fait, c’est un film dans l’esprit dada des années 1920 qu’on a fait là! C’est une époque qui était extrêmement semblable [à la nôtre]. Il y avait une rectitude politique, une espèce de politesse, d’hypocrisie en fait, contre laquelle les dadaïstes se sont élevés. Et Grosz lui aussi a donné dans le mauvais goût! (Rires)
Vous, la rectitude politique, ça vous a toujours dérangé, non?
Ça me dérange encore! Ça me dérange d’autant plus que c’est devenu une forme de censure qui est très, très dangereuse. Je ne pensais pas qu’on retournerait à ça. C’est épouvantable! Dans notre monde politically correct, on s’attaque aux gens qui font des gags plutôt qu’à ceux qui se poussent avec notre fric! L’idée, avec ce film, c’était d’y aller sans compromis. De dire : envoyez! Attaquez-moi!
«On est dans la tragédie grecque. Mais grec côté souvlaki. Avec d’la tzatziki en masse. Nous autres, on a vraiment ri. C’est tellement niaiseux! C’est tellement niaiseux que si t’en ris pas, ben, t’as un ostie de problème!» -Robert Morin, cinéaste
Avez-vous aussi souhaité parler de l’importance des souvenirs? Car le film débute avec Buster qui filme sa maison, ses possessions, raconte sa vie ratée, «celle qui aurait pu être»…
Écoute! J’ai écrit c’te scénario-là en quatre, cinq jours! Quand tu ne te censures pas et que t’écris vite, c’est peut-être là que tu rejoins le plus tes vrais fantasmes, tes vraies préoccupations. Faut croire que mes fantasmes sont peuplés de clichés, mais… C’est ça pareil! Tant qu’à regarder un film porno, aussi bien qu’il y ait une infirmière! (Rires)
Ce que vous aimeriez que les spectateurs retiennent de ce trip?
Pfff… Si ceux qui ne sont pas trop guindés peuvent avoir du fun, tant mieux, pis si ça peut déguinder les autres, tant mieux aussi! Il y a des gens qui ont parlé très sérieusement de ce sujet. Je pense entre autres, au Québec, à Alain Denault. Nous, ce qu’on voulait, c’est passer par le burlesque pour pousser l’idée que les paradis fiscaux sont une horreur sociale et politique.
Le point de vue de Stéphane Crête
Malgré tout le délire, il y a quand même un sous-texte très triste dans ce film. Sur la perte de la foi, notamment. Buster, c’est quelqu’un qui croit très fort en quelque chose – en l’occurrence au fisc – et qui voit ses certitudes complètement ébranlées lorsqu’il découvre qu’on ferme les yeux sur les agissements des bandits à cravate. Est-ce que cela a nourri votre interprétation?
J’aimais la tragédie de cet homme. De fait, il perd ses illusions. Puis, il désire être un héros. Un héros qui sombre dans ses propres zones d’ombre et qui côtoie une galerie de personnages baroques. Burlesques. Absurdes. C’est ça qui était nourrissant pour moi : cette danse perpétuelle entre le drame de Buster, terrible, et tous ces personnages grotesques, désespérants de bêtise, pour lesquels je devais adopter un niveau de jeu de bande-dessinée, presque. Tout en restant juste et vrai.
Dans une scène, Buster se tourne vers la caméra pour dire : «Je sais, on pourrait dire que je verse dans le cliché…» puis, il chante I’m a Poor Lonesome Cowboy et note : «Ce cliché-là, je le prends à mon compte.» Assumez-vous qu’il y avait certains clichés dans les personnages que vous incarniez?
Oui, oui, oui! Et beaucoup de premier degré! (Rires) Il y a aussi plusieurs clins d’œil à divers genres filmiques. À James Bond, aux films d’action et surtout, à la façon de faire du cinéma au Québec dans les années 1980. Une époque où l’humour n’était pas toujours très drôle. Parfois même grossier.
«J’aimerais que ce film pousse les gens à être libres, créatifs. À dire : “Ah oui! On peut être fous! On peut oser!” J’aimerais que ça les fasse aussi réfléchir aux actions qu’on peut poser quand il y a une situation qui nous indigne, qui nous révolte.» Stéphane Crête
Tandis qu’il discute avec son agent immobilier (que vous incarnez aussi, bien sûr!), Buster s’énerve : «Mais quelle justice? Mais quelle équité?» Est-ce que ce sont des questions qui vous ont taraudé en travaillant sur ce projet? Où est la justice? Où est l’équité?
Je sais que derrière tout ce cirque, Robert avait un réel désir non seulement de dénoncer, mais aussi d’amener les gens à réfléchir sur cette injustice indécente. Et c’est au service de ça que j’avais envie d’être. De dire : on fait un objet artistique – parce que ce n’est pas un pamphlet ou un essai sur l’évitement fiscal – porté par ce souffle-là.
Dans une scène, vous incarnez une femme en niqab qui rit de bon cœur en lisant Charlie Hebdo. Ce clin d’œil, c’est vous qui l’avez amené?
On était en train de tourner quand l’attentat est arrivé. Et Robert a dit, de sa façon très baveuse : «GO, on fait cette scène! On fait quelque chose! On réagit!»
Être baveux, trouvez-vous que cela manque au cinéma, en général? Parce que ce film-là l’est pas mal!
C’est ce que j’aime chez Robert : il est audacieux, il est libre. Il ose aller dans les zones grises. Et oui, il est baveux. Ça fait du bien parce qu’on est dans un espace de rectitude politique, la pensée est nivelée par le consensus moral. Il n’y a plus beaucoup de place pour le discours tempéré, disons.
Un paradis pour tous
En salle dès vendredi