Dans la bulle de Camille Deléan
Le titre du deuxième album de Camille Deléan, Cold House Burning, est tristement prémonitoire. À précisément une semaine de sa sortie, le logement montréalais de l’autrice-compositrice-interprète, sa «bulle» comme elle l’appelle, est parti en fumée. Littéralement. C’est là que, bien avant le confinement, elle a vécu l’isolement, ce qui lui a inspiré cette collection de chansons d’une grande beauté.
Lorsqu’on lui demande comment elle se sent à quelques jours de sa sortie, Camille Deléan résume en deux mots son état d’esprit: «C’est compliqué». Puis, elle échappe un petit rire nerveux, rire qui ponctuera ses interventions tout au long de notre entretien.
Elle détaille ensuite ce qui l’assaille avec un calme impressionnant: alors qu’un feu a ruiné son appartement, un autre feu, d’une rare ampleur, brûle en Amérique, attisé par le meurtre de George Floyd. Oh, et la pandémie de la COVID-19 continue de chambouler les vies de beaucoup de gens, notamment celles des artistes.
«C’est le chaos à toutes les échelles: dans ma bulle et dans la grande bulle, résume-t-elle. Je n’ai pas la tête pour organiser mes pensées, je n’ai pas les mots pour faire des phrases pour bien m’exprimer… Mes cheveux et mon manteau sentent encore la fumée!…»
Tout cela n’a pas empêché la chanteuse d’arriver à temps à notre rendez-vous (tenu à deux mètres de distance, bien sûr) et de répondre consciencieusement et généreusement à nos questions.
C’est dans ce contexte trouble, encore dépassée par les événements, que Camille Deléan fait paraître ce deuxième album qu’elle présentera dans une salle vide dimanche au festival Funhouse de Pop Montréal. «C’est peut-être une bonne chose, réfléchit-elle au sujet de ce lancement virtuel. Ça me donne quelque chose sur quoi travailler cette semaine.»
Il faut dire que sa musique se prête merveilleusement bien aux circonstances. Son folk doux, chaleureux, riche et introspectif invite à ralentir, à reprendre son souffle.
La célèbre phrase «Tout m’avale» de Réjean Ducharme (L’avalée des avalés) nous vient spontanément à l’esprit à l’écoute des 10 chansons de Cold House Burning. Tant les paroles que les ambiances et textures musicales de l’album expriment le sentiment d’étouffer de l’intérieur à force de tout garder en dedans.
«J’essaie de créer du mouvement avec la musique. S’il n’y en a pas ailleurs dans ma vie, la musique est une façon d’en amener.»
Les titres de ses chansons en disent long à ce propos, dont Idle Fever, Out of Tune et Afraid of People, qui parle de la peur de s’ouvrir aux autres.
Le contexte de la pandémie se prête curieusement bien à l’écoute de cet album composé dans la solitude, bien avant les consignes en ce sens de la Santé publique. «C’est de là que c’est venu, d’une période très intérieure, très renfermée. C’est maintenant ce qui se passe depuis des mois pour une grande partie de la population… Je peux imaginer que ça s’entend!» dit-elle en riant.
Comme pour le confinement qui nous est imposé, la chanteuse franco-ontarienne originaire de Toronto n’a pas vécu cloîtrée par choix. «J’ai écrit ça dans les années après mon arrivée à Montréal. Je ne connaissais personne et j’étais… J’avais des problèmes de santé qui limitaient mes mouvements physiques. Dans tous les sens, je me sentais immobile.»
Après avoir vécu à Londres, en Grande-Bretagne, où elle a commencé à chanter devant public, Camille Deléan s’est établie à Montréal il y a de cela sept ans. Ce n’est que depuis deux ans qu’elle s’y sent bien, dit-elle.
«J’ai mis du temps à sortir de ma coquille à Montréal. Ça a été long et c’est de là que sont venues les chansons. Elles viennent d’une période solitaire dans ma bulle, dans mon appartement. Aussi, sans le vouloir, j’avais peur de m’ancrer. L’album parle de ce que ça veut dire d’être chez soi, dans sa petite bulle.»
Cette même petite bulle qui est passée au feu pas plus tard que vendredi dernier. «Ce printemps, on n’avait pas le droit de sortir de chez nous, donc ça m’a forcé à accepter mon appartement, poursuit-elle en échappant un autre rire, teinté d’ironie celui-là. Je me suis dit: OK, je vais apprendre à m’attacher à mon appartement, je vais en prendre soin, je vais faire le ménage, je vais cuisiner… Et là… C’est quand même drôle. Il doit y avoir une leçon là-dedans, quelque part!»
Milieu intérieur
Depuis une semaine, Camille Deléan habite chez son ami Michael Feuerstack, qui a coréalisé Cold House Burning avec elle, album qui paraît trois ans après Music on the Grey Mile. «C’est bien d’avoir quelqu’un qui comprend un peu tout», dit-elle à son sujet.
C’est d’ailleurs en s’entourant de musiciens que la chanteuse est sortie de sa bulle. «L’écriture des chansons était très solitaire, mais après, pour les jouer et les enregistrer, j’avais besoin d’autres gens.»
Ces autres gens, ce sont de talentueux artistes, dont son nouveau coloc mentionné ci-haut, ainsi que Jeremy Gara (Arcade Fire), Mathieu Charbonneau (Avec pas d’casque) et Adam Kinner (Leif Vollebekk). «Je ne les connaissais pas personnellement. J’ai choisi les artistes qui font ma musique préférée, explique-t-elle. Ils jouent dans des groupes, mais ils ont aussi tous leurs projets solos que j’aime beaucoup. C’est d’abord ce qui m’a attirée vers eux.»
La touche sonore de chacun s’entend au fil de l’album au tempo lent, marqué d’influences indie et americana. «J’essaie d’écrire des chansons qui se chantent dans un format très simple. Si je suis seule avec un piano ou une guitare, je veux que ça marche quand même. Je ne veux pas me fier aux arrangements pour que la chanson fonctionne», détaille la chanteuse au sujet de la direction musicale qu’elle a voulu prendre.
Ce qui ne l’empêche pas d’enrichir ses compositions de couches d’instrumentalisation et d’harmonies vocales enveloppantes. Au sujet de ces voix masculines qui se marient magnifiquement à la sienne, elle remarque à juste titre : «Ça venait remplir les trous, on dirait. Je les perçois comme ces voix dans notre tête quand on est seul et que des phrases se bousculent.»
Au cœur de sa démarche créatrice: la recherche d’équilibre. Camille Deléan voulait faire un album qui s’écoute sans efforts, mais qui a de la profondeur.
Ce fragile équilibre, elle l’aborde dans la chanson Flash Flood (Milieu intérieur), dont les mots en français entre parenthèses renvoient au concept biologique d’homéostasie, soit la stabilisation des composants dont dépend notre survie. L’expression est du médecin français Claude Bernard. «L’album, c’est ça: essayer de maintenir un équilibre qui ne vient pas naturellement», analyse-t-elle.
Malgré les thèmes sombres qui y sont abordés, il se dégage une lumière diffuse de Cold House Burning. Comme dans la chanson Go Easy, dans laquelle l’artiste relativise les choses en chantant: «Go easy on the world it’s only turning».
«Je ne veux pas que ce soit juste lourd, l’humour est important. C’est subtil, mais il faut être capable de rire de nous-mêmes», dit-elle, souriante.
Cold House Burning est réconfortant, particulièrement en cette période surréelle à plusieurs égards. Tout comme la musique folk en général, ce qui n’est pas surprenant, selon Camille Deléan. «Les gens veulent de la musique qui sonne proche, comme si on chantait juste à côté d’eux», dit-elle. C’est précisément ce que fait la sienne.
Cold House Burning est en vente dès aujourd’hui.
Camille Deléan performera en direct du Ursa ce dimanche à 13h40 dans le cadre du festival Funhouse de Pop Montréal.