«Vers d’autres rives»: dans la marmite de Dany Laferrière
Vers d’autres rives, deuxième roman dessiné de l’académicien Dany Laferrière, se lit comme on déguste un bon repas. Au menu de ce festin autobiographique, quelques ingrédients marquants de sa vie: les cafés de sa grand-mère à Petit-Goâve, les couleurs des façades à Port-au-Prince, le bananier à sa fenêtre à Miami… Le tout assaisonné d’une grande dose de poésie. Métro a rencontré l’écrivain de passage à Montréal.
Vers d’autres rives est votre deuxième roman dessiné. On sent que vous avez eu du plaisir à le faire. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce format?
Tout me plaît. Ça me plaît d’évoquer des choses de ma vie et de les mettre dans un contexte heureux. Pouvoir le faire maintenant, avec des dessins de couleur, c’est comme retrouver une partie de ma culture parce qu’en Haïti, il y a beaucoup de peintres… C’est l’idée de se référer au monde par les couleurs, de le décrire avec des dessins, dans un imaginaire coloré et vif comme c’est tout à fait normal en Haïti. La prochaine fois, ce sera peut-être par la musique! (Rires)
Avez-vous toujours dessiné?
Non. J’ai commencé avec Autoportrait de Paris avec chat parce que j’avais envie de me concentrer. Les enfants m’ont donné la leçon; ils sont si sérieux quand ils dessinent qu’ils tirent la langue! Cette concentration permet de sortir de l’agitation du monde. C’est ce dont j’avais besoin, car j’avais beaucoup travaillé ces dernières années et il m’était arrivé des choses extravagantes, comme le tremblement de terre [de 2010 en Haïti] et l’entrée à l’Académie française. Ce sont des moments très forts. Je ne les compare pas entre eux, mais ils font partie de ma vie. Et ils m’ont un peu déconcentré. Donc, j’avais besoin de quelque chose que je ne savais pas faire pour affronter ces événements qui ont un peu déstabilisé ma psychologie et ma façon de voir le monde.
Vous avez tout écrit et dessiné à la main, dans de jolies couleurs qui nous extirpent de la grisaille de novembre. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre processus de création? Les mots viennent-ils en premier, ou sont-ce les dessins?
Je ne sais pas; ça vient spontanément. Il y a des jours où on est meilleur dessinateur, où on va plus vite dans cette forme de création. À ce moment-là, je fais le dessin d’abord. Si j’en suis heureux, le texte peut être moins bon, ce ne sera pas bien grave, et vice-versa.
Dans ce livre, vous racontez que la première leçon d’écriture que vous ayez reçue vient de votre grand-mère Da, qui mettait sa marmite sur le feu avant même de savoir ce qu’elle cuisinerait. Avez-vous appliqué ce principe à Vers d’autres rives?
Oui, je crois. Je n’y avais pas pensé, mais maintenant que vous le dites, c’est visiblement une marmite. Je mets plein de choses dedans: il y a de l’enfance, de la peinture, du voyage, de la vie de famille, du journalisme… Il y a beaucoup de thèmes. Et puis, dans cette marmite qui ressemble à celle de ma grand-mère, il y a le principe fondamental: à la fin, un seul goût en ressort, même si les aliments sont très divers. J’espère que c’est moi qu’on trouve à la fin! (Rires)
En racontant ces périodes de votre vie, vous rendez hommage aux artistes qui vous inspirent, surtout des poètes et des peintres. Vous sentez-vous redevable envers eux?
Non, non, pas du tout. Je veux simplement les faire connaître, ou plutôt offrir le plaisir qu’ils m’ont donné. Je veux partager une poésie qui dit une culture différemment. En effet, la question se pose: comment se fait-il que ces gens qui vivent dans des conditions si difficiles puissent faire une poésie aussi vivante, aussi joyeuse, aussi fantaisiste, et en même temps aussi grave?
Vous jetez un tout autre regard sur Haïti que celui des bulletins de nouvelles…
C’est le travail de l’écrivain. C’est pour ça que je refuse de faire des interviews politiques. Ce dont j’ai envie de parler n’est pas très acceptable aux nouvelles; ça ne sert à rien, ça ne dit rien. Je parle du style, de la forme, du silence, des couleurs qui prennent leur temps avant de se révéler, avant de s’épanouir… On est sur deux appétits différents. Les journalistes ont un appétit pour des choses corsées, des cocktails forts, et moi, j’ai un appétit pour des choses minuscules, qui semblent sans intérêt.
Vous avez dit de ce 31e livre en carrière qu’il est comme une pièce de plus dans la maison qu’est votre œuvre. Où se situe-t-il?
C’est peut-être le petit jardin, parce que le jardin est un prolongement, une pièce à ciel ouvert.
La nourriture est omniprésente dans les souvenirs que vous évoquez, notamment ceux de votre enfance à Petit-Goâve, avec les plats de poisson, de légumes, les cafés de Da, les mangues… En plus de combler un besoin de base, comment ces aliments vous nourrissent-ils?
Quand je pense à une mangue, je pense à tout ce qu’elle apporte de sensations, d’émotions, de plaisir, de désir… Quand j’étais petit et que mes cousins et moi entendions la nuit les mangues tomber des arbres, nous essayions de localiser dans notre tête les endroits où elles avaient atterri. Le matin, on sortait, et chacun avait son plan pour trouver le plus grand nombre de mangues. Je voyage un peu partout dans le monde et je demande qu’on mette des mangues dans mes chambres d’hôtel. Je les garde parfois tout le long du séjour pour l’odeur. Vous savez, tout devient luxueux si on a une vision sensorielle de la vie. Il ne s’agit pas d’avoir une chambre extraordinaire, mais si on a l’odeur de la mangue… On attend d’une mangue beaucoup plus que de la manger.
Comme mentionné un peu plus tôt, votre ouvrage rend hommage aux peintres primitifs haïtiens, dont vous avez couvert le travail en tant que journaliste. Comment les arts visuels inspirent-ils votre écriture?
L’écriture, la peinture, la poésie… Il y a ce goût de transfigurer, de sublimer la vie et de créer soi-même des émotions qu’on a eues avec des choses de la vie quotidienne. Dans ce livre, il y a quelque chose d’éclatant, de nonchalant et de très vif à la fois. Cette nonchalance donne l’impression de se faire bercer entre ciel et terre. Ce que je veux dire dans ce livre, c’est qu’on aurait intérêt à s’entourer de plus de luxe.
Manque-t-il de luxe dans nos vies?
Bien sûr que oui. Prenons Haïti. Dans toutes les émissions et les documentaires, on ajoute: «le pays le plus pauvre de l’hémisphère», «le pays en souffrance». On parle de la misère, du tremblement de terre, des cyclones, du coup d’État militaire, du président, des manifestations… Mais on oublie d’ajouter qu’il s’agit d’un des pays les plus sophistiqués de l’hémisphère. Tout le monde y peint, alors qu’en Europe, c’est presque réservé à une classe sociale. C’est quand même pas mal! Tout le monde est poète en Haïti, les gens se présentent ainsi: «Bonjour, je suis le poète.» C’est extraordinaire, quand même! Ce luxe, on n’en parle jamais. Chez la cuisinière de ma mère, les murs sont couverts de tableaux. Je lui ai dit: «Ce n’est pas possible, vous ne gagnez pourtant pas beaucoup avec ce travail.» Elle a répondu: «Bien sûr que je ne pourrais pas me permettre ça; je les ai peints moi-même.» Elle, qui n’a pas d’argent, comprend la notion profonde de l’art.
«Tout devient luxueux si on a une vision sensorielle de la vie.» Dany Laferrière
Cette notion de luxe est moins présente dans la portion de votre ouvrage qui se déroule à Miami, où vous racontez notamment la misère des migrants cubains et haïtiens…
C’est un autre espace, Miami. C’est un berceau pour l’Amérique latine et un cercueil pour l’Amérique du Nord. Les gens du Nord y descendent pour y mourir et ceux du Sud y vont pour y trouver une nouvelle vie.
Ça vous a marqué, ce contraste?
Oui. C’est pour ça que l’écriture et le dessin du passage à Miami sont différents de ceux de Port-au-Prince, qui étaient plus sensuels et colorés. À Miami, c’est plus concret, plus matériel… À Haïti, il m’a fallu voir les choses par le prisme de l’art. À Miami, je tente d’en faire de l’art. Ce sont deux regards.
Vers d’autres rives
Publié chez Boréal
Dany Laferrière sera lundi soir à la librairie Monet, à Montréal, de 18 h 30 à 21 h, pour une rencontre et une séance d’autographes.