Aalaapi: Porte ouverte sur le Nord
L’expression aalaapi, en inuktitut, pourrait se traduire par: «Faire silence pour entendre quelque chose de beau.» C’est exactement ce qu’ont fait les créatrices du projet documentaire et théâtral Aalaapi, en misant d’abord et avant tout sur l’écoute.
La documentariste Marie-Laurence Rancourt, cofondatrice de l’organisme de création sonore Magnéto, et la metteure en scène Laurence Dauphinais sont parties de rien, ou de si peu, pour créer Aalaapi.
Comme point de départ, elles avaient simplement l’intention de réaliser une création sonore, puis de la transposer sur scène. «Après, tous les détails et les paramètres ont été à découvrir», résume Marie-Laurence Rancourt.
Avec une bourse du Conseil des arts du Canada en poche, elles ont approché cinq jeunes femmes du Nunavik – Audrey Alasuak, Mélodie Duplessis, Louisa Naluiyuk, Samantha Leclerc et Akinisie Novalinga – et leur ont demandé: «Qu’est-ce que vous avez envie qu’on construise ensemble?»
«L’idée était vraiment de leur confier les micros», résume Marie-Laurence Rancourt.
Ainsi, dans le documentaire audio d’une heure (disponible dès aujourd’hui sur la plateforme Première Plus de Radio-Canada) les jeunes femmes, toutes étudiantes dans la région de Montréal, se confient tour à tour en inuktitut, en français et en anglais sur leur vie au Nunavik, l’appartenance à leur communauté, leur quotidien et leur famille, le tout dans une ambiance sonore riche, qui permet à l’auditeur de faire un voyage auditif de près de 2000 km au nord de Montréal.
«C’est très important pour nous de trouver une façon commune de travailler pour que tout le monde se sente respecté, et donc de ne pas imposer une façon de travailler “du Sud”.» – Laurence Dauphinais, metteure en scène d’Aalaapi
Dans la pièce, ces témoignages occupent une place centrale. «On a voulu penser le théâtre documentaire autrement, explique Laurence Dauphinais. Et s’il y avait une présence sonore qui agit comme un personnage principal plutôt que de tout faire dire à des personnages sur scène?»
Sur scène, deux comédiennes inuites, Nancy Saunders et Hannah Tooktoo, entrent en relation avec le contenu du documentaire. Les deux artistes, qui font toutes deux un premier saut sur les planches, y jouent leur propre rôle.
«Elles écoutent la radio qui est constamment en bruit de fond, comme c’est le cas chez énormément d’Inuits, pour qui c’est le média par excellence, et peu à peu, elles se révèlent à nous», explique la metteure en scène.
Les propos des cinq femmes dans le documentaire sur la liberté et sur leurs rêves – pour certaines fonder une famille et occuper un emploi dans leur communauté, pour d’autres s’établir à Montréal – font écho aux réalités que vivent les deux comédiennes.
Comme elles, Nancy Saunders, qui évolue dans le domaine des arts visuels sous le pseudonyme de Niap, se sent tiraillée entre le Nord et le Sud. «Je suis une fille qui aime aller au théâtre, qui aime le cinéma, les cafés, la bonne bouffe… Mais j’aime aussi la tranquillité. Je cherche un endroit qui m’offrirait les deux!» dit-elle dans un grand éclat de rire.
L’artiste originaire de Kuujjuaq est établie à Montréal depuis huit ans, mais elle se rend régulièrement dans sa communauté. «C’est une belle expérience de rentrer chez moi, parce qu’il y a du calme, mais c’est une communauté qui vit énormément de problèmes sociaux, comme la violence et l’alcoolisme, alors c’est difficile par moments.»
Démarche collective
Tout au long de leur processus, les deux idéatrices du projet ont voulu éviter certains pièges et ne pas tomber malgré elles dans celui de l’appropriation culturelle.
«On est très conscientes qu’on est des non-autochtones qui travaillent avec des autochtones, relate Laurence Dauphinais. Il y a beaucoup de ponts à bâtir, et on ne croit pas que ça se fait en un claquement de doigts.»
Les artistes ont également voulu s’éloigner des clichés de misère et de souffrance qui collent aux populations inuites. «On fait tout ça avec beaucoup de délicatesse, à l’opposé du sensationnalisme qu’on retrouve souvent dans les nouvelles qu’on reçoit du Nord», dit la metteure en scène.
C’est d’ailleurs l’ouverture d’esprit des créatrices d’Aalaapi qui a convaincu Nancy Saunders de participer au projet. «Elles ont envie d’apprendre plus que d’imposer leurs idées sur ce qu’est le Nord. Lorsqu’on m’a proposé de jouer dans la pièce, j’ai demandé ce que ce serait, et Laurence m’a répondu: “Je n’en ai aucune idée!” J’ai donc dit oui!»
L’écoute est au cœur de la démarche créative d’Aalaapi. «Plus on en apprenait sur la culture inuite, plus on comprenait que l’écoute y est importante», confie Marie-Laurence Rancourt.
«Aalaapi, c’est un documentaire et une pièce de théâtre qui s’adressent avant tout aux sens. On y est interpellé dans notre écoute, mais aussi dans notre rapport au temps, poursuit-elle. Un peu à la manière du cinéma direct, on est vraiment au plus près de la vie quotidienne. On n’est pas animées d’une ambition politique, ni par la volonté d’informer ou de tirer des conclusions sur le Nord.»
Tendre l’oreille
Les trois femmes perçoivent toutes leur travail sur Aalaapi comme un apprentissage.
Pour la nouvelle comédienne, c’en est d’abord un du théâtre, de ses codes et de ses exigences. À quelques jours de la première, elle ne cache pas son trac et sa fébrilité.
Laurence Dauphinais a pour sa part dû apprendre l’abandon. «Ça demande une grande confiance de faire un projet dans lequel il y a autant d’inconnus, dit-elle. Ce laisser-aller nous a rendus disponibles, flexibles et capables de nous adapter à tout ce qui arrive.»
Sa collègue documentariste revient à la notion d’écoute. «Au-delà de mon travail à la radio, je réalise que mon écoute dans la vie de tous les jours me vient beaucoup d’Aalaapi.»
«Je pense de plus en plus que l’écoute est la forme la plus importante d’intelligence», ajoute la metteure en scène. «C’est très contraire à notre époque où tout le monde parle», reprend Marie-Laurence Rancourt.
La parole est d’argent, mais le silence est d’or, dit l’adage. Nancy Saunders le bénit lors de ses séjours à Kuujjuaq, où elle peut passer de longues minutes à boire du thé sans rien dire, auprès de sa tante. «Ça fait du bien d’être, simplement», dit-elle.
C’est d’ailleurs en tendant l’oreille aux cinq protagonistes du documentaire radio que le titre Aalaapi a surgi, souligne Marie-Laurence Rancourt. «On ne savait pas encore où le projet allait, et lors d’une des premières rencontres avec les filles, elles ont proposé l’idée.»